Bernardino Leon consultait les Émirats arabes unis sur ses projets lorsqu’il était émissaire des Nations unies pour la Libye
Le 31 décembre 2014, le diplomate espagnol expérimenté, a envoyé un e-mail à Abdullah bin Zayed al-Nahyan, ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, par le biais d’un réseau émirati pour des questions de sécurité, dans lequel il explique clairement avoir travaillé au nom d’Abou Dhabi dans le cadre de son poste de médiateur de l’ONU.
« Toutes mes actions et propositions ont été approuvées par (et dans de nombreux cas décidées par) la Chambre des représentants, Aref Nayed et Mahmoud Jibril (avec qui j’entretiens une correspondance quotidienne) sur Votre demande », a écrit Bernardino Leon, en ajoutant une majuscule au mot « votre » afin de mettre en avant le statut royal d’Abdullah bin Zayed à Abou Dhabi.
Mahmoud Jibril est un politicien libyen influent installé aux Émirats arabes unis. Il a, par le passé, occupé le poste de Premier ministre du gouvernement de transition en Libye suite à l’intervention de l’OTAN dans le pays en 2011 ayant entraîné la chute de Mouammar Kadhafi. Aref Nayed est ambassadeur des Émirats arabes unis à la Chambre des représentants.
Dans son e-mail, l’envoyé de l’ONU fait, à plusieurs reprises, référence à de précédentes conversations avec Abdullah bin Zayed et donne des informations sur ses projets, en mettant en avant les avantages que ces derniers apporteraient aux Émirats arabes unis. À un moment, il explique que les « l’ONU ne représentent pas, à ce jour, un obstacle aux intérêts du pays dont nous avons parlé (le pays en question étant les Émirats arabes unis), mais de toute évidence, il m’est impossible de connaître la tournure que prendront les choses à l’avenir ».
Le journal The Guardian a publié l’e-mail, divulgué au grand public, ce mercredi, ainsi qu’un article mentionnant que Bernardino Leon occupera, dès le mois de décembre, un nouveau poste pour lequel il sera rémunéré 35 000 £ par mois en tant que Directeur de l’Académie diplomatique émiratie. L’académie forme des diplomates aux Émirats arabes unis et son Conseil d’administration est présidé par Abdullah bin Zayed.
Ce jeudi, Bernardino Leon a participé à une conférence de presse au sein des Nations unies à New York, au cours de laquelle il a précisé avoir « suivi les procédures » par rapport à son nouveau poste aux Émirats arabes unis.
Il a admis qu’il « aurait pu faire les choses différemment », mais a réaffirmé le fait qu’il tentait de négocier un accord de paix en Libye.
« Des centaines de Libyens ont travaillé sur cet accord pendant une année entière », at-il déclaré aux journalistes. « Est-il juste de dire, à ce jour, que le fruit de ce travail n’est pas impartial ? »
Un programme axé sur la disparition du Congrès général national (GNC)
La Libye est au centre d’une guerre civile dont l’enjeu est le contrôle des plus importantes réserves de pétrole d’Afrique.
D’un côté se trouve le Congrès général national, situé à Tripoli, qui bénéficie du soutien militaire de l’alliance « Aube de la Libye », dirigée depuis Misrata, ainsi que, d’après des sources, de celui du Qatar et de la Turquie.
De l’autre côté se trouve la Chambre des représentants, élue au mois de juin l’année dernière pour remplacer le Congrès général national, mais qui fut contrainte de s’installer à l’est de Tripoli après que l’alliance « Aube de la Libye » ait pris le contrôle de la capitale en septembre. La Chambre des représentants bénéficie du soutien de l’Armée nationale libyenne, dirigée par le commandant en chef Khalifa Haftar. La chambre des représentants et l’Armée nationale libyenne ont pu compter sur le soutien des Émirats arabes unis, dont un soutien militaire lorsque la ville d’Abou Dhabi a commencé à bombarder, l’année dernière, les lieux occupés par l’alliance « Aube de la Libye » à Tripoli.
Officiellement, Bernardino Leon tentait de négocier un accord de paix entre la Chambre des représentants et le Congrès général national, avec comme objectif de former un gouvernement d’unité et de mettre un terme à une guerre civile qui ravage le pays, ayant entraîné la mort de plus de 4 000 personnes en 18 mois.
Néanmoins, dans son e-mail envoyé à Abdullah bin Zayed, l’envoyé des Nations unies déclare, explicitement, qu’une conférence de paix, où les deux parties impliquées dans le conflit sont traitées avec équité, est, selon lui, la pire chose qui puisse arriver pour la Libye.
« C’est…une mauvaise option… comme vous [Abdullah bin Zayed] l’avez très justement souligné, dans la mesure où cela mettrait les deux parties sur un pied d’égalité », a-t-il écrit, ajoutant que cela court-circuiterait les actions « légitimes » de la Chambre des représentants.
Bernardino Leon souhaitait, comme il l’a mentionné dans l’e-mail, réconcilier Haftar avec les milices de Misrata et faire « disparaître » le Congrès général national sous l’emprise des Frères musulmans.
La Chambre des représentants est reconnue par la communauté internationale comme le parlement légitime de la Libye. Cela n’est pas du tout le cas à l’échelle nationale. La Cour suprême, qui se situe dans la ville de Tripoli contrôlée par l’alliance « Aube de la Libye », a rendu un jugement en novembre, l’année dernière, invalidant ainsi la Chambre des représentants.
Le Congrès général national reconstitué est dominé par des membres du Parti de la Justice et de la Construction, la branche libyenne des Frères musulmans.
Les Émirats arabes unis ont désigné les Frères musulmans comme organisation terroriste, au mois de novembre dernier, et ont activement traqué le groupe sur le territoire libyen, mais également en dehors des frontières du pays et ce, depuis 2011, sous le commandement du Prince d’Abou Dhabi, Mohammed bin Zayed al-Nahyan.
Afin d’éviter une conférence de presse où les participants seraient traités avec équité, Bernardino Leon a dit au ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis qu’il avait mis au point une « stratégie, qui allait fonctionner à coup sûr, et délégitimer complètement le Congrès général national ».
Son plan était d’unir la Chambre des représentants, affaiblie a l’époque du fait de querelles internes, et d’obtenir le soutien international pour Khalifa Haftar, tout en préparant en même temps la « disparition » du Congrès général national en étudiant la possibilité que les politiciens « modérés » de Misrata soient prêts à dissoudre le parlement installé à Tripoli.
« Je peux faciliter et contrôler le processus dans la mesure où je suis sur place. »
Rôle de médiateur de l’ONU remis en cause
Près d’un an après l’envoi de cet e-mail, le processus de paix géré par l’ONU n’apporte pas les résultats escomptés. En septembre dernier, Bernardino Leon a annoncé que le plan de paix pour la Libye avait été finalisé et qu’un projet d’accord allait être étudié par les différentes parties.
Court-circuitant efficacement les activités du Congrès général national, en le reléguant au rôle de conseiller et en limitant son pouvoir décisionnaire, Tripoli a rejeté l’accord. Les avis étaient mitigés quant à la décision du Parlement de Tobrouk d’accepter ou non le projet d’accord, car le parlement subissait une pression croissante dans la mesure où son mandat initial prenait fin le 20 octobre.
La proposition a réuni des manifestants des deux parties dans les rues de Libye, avec l’organisation d’une manifestation pacifique à Benghazi, au cours de laquelle six personnes ont été tuées et neuf autres blessées lorsque des missiles ont été tirés sur les milliers de personnes présentes.
Les participants et les observateurs proches du processus de négociation ont dit à Middle East Eye, jeudi, qu’ils n’étaient pas surpris par les révélations relatives à Bernardino Leon et aux liens entretenus par ce dernier avec les Émirats arabes unis.
« Il ne s’agit pas d’un fait nouveau. Il convient néanmoins de se demander pourquoi cela n’éclate au grand jour que maintenant, juste avant son départ et juste avant qu’une autre personne occupe son poste », a dit Mohammed Abdul Malik, le porte-parole européen du Parti de la Justice et de la Construction dirigé par les Frères musulmans.
« Je suis plus que confiant quant au fait que cette affaire ne s’arrête pas là », a dit Mohamed Eljarh, chercheur universitaire libyen et activiste à Tobrouk au sujet des e-mails. « Il y a bien plus que cela. Il existe de nombreux autres éléments émanant d’autres personnes influentes qui compliquent le problème libyen, alors que ce dernier ne devrait pas être aussi compliqué. »
Mohamed Eljarh a expliqué que de nombreuses hypothèses ont circulé quant au fait que d’autres pays ont tenté d’influencer les individus concernés, tout comme un grand nombre de multinationales.
Après avoir été contacté par Middle East Eye, un porte-parole de l’ONU a refusé de répondre lorsqu’il lui a été demandé si le Secrétaire général Ban Ki Moon avait connaissance des échanges de Bernardino Leon avec les Émirats arabes unis.
« La seule chose que je puisse dire est que le Secrétaire général souhaite que tous les envoyés spéciaux se concentrent sur leurs fonctions actuelles », a dit un porte-parole. « Le Secrétaire général est sensible au travail de Mr Leon et les progrès réalisés quant au processus de paix sont éloquents. »
L’e-mail soulève de nombreuses questions et pas uniquement celle de connaître les éléments dont l’ONU avaient connaissance. Il convient de savoir quand cela s’est passé, mais également de savoir quel a été le rôle de l’agence – ainsi que celui de la communauté internationale – dans le processus de médiation de la paix en Libye.
« Au-delà du fait qu’il s’agisse d’un choix personnel de Bernardino Leon, je pense qu’il est vraiment problématique pour l’ONU qu’il soit possible, institutionnellement parlant, d’être nommé à un tel poste avec un parti directement impliqué », a dit Kristina Kausch, chef de la recherche en Europe et au Moyen-Orient du think thank FRIDE situé à Madrid, en faisant référence au nouveau poste occupé par Bernardino Leon en tant que Directeur de l’Académie diplomatique émiratie.
D’après Mohamed Eljrah, les Libyens vont se demander s’ils peuvent faire confiance au remplaçant de Bernardino Leon, Martin Kobler, dont le nom a été communiqué à la fin du mois dernier.
« De nombreuses personnes vont également se demander si la nomination de Martin Kobler a eu lieu dans les règles. Peut-être que quelqu’un a déjà pris contact avec lui . . . peut-être que quelqu’un essaie déjà de le manipuler Kobler. »
Mohammed Abdul Malik reconnait que Martin Kobler dispose au moins d’un conseiller de haut rang de Jordanie qu’il juge préoccupant.
« La Jordanie est un autre pays touché par la corruption », explique-t-il. « Nous souhaiterions être représentés par une personne originaire d’un pays reconnu pour sa neutralité tout en étant consciente de la situation chaotique dans laquelle nous nous trouvons. Peut-être une personne originaire de Finlande ou d’Irlande n’ayant aucun lien économique avec la Libye. »
D’après lui, l’une des erreurs de Bernardino Leon fut d’empêcher toute réunion des deux parties impliquées et de limiter le dialogue et les échanges en face à face, mais les deux parties se sont réunies séparément. « Les choses se déroulent bien et je pense que, grâce au travail accompli par Bernardino Leon, nous pourrons bientôt nous appuyer sur une proposition ou un accord solide », explique Mohammed Abdul Malik.
« Nous serons probablement en désaccord avec certains points, mais je pense que cela représentera une base solide sur laquelle nous pourrons travailler . . . sur laquelle nous pourrons construire des projets et améliorer ce qui est vraiment important. Tout recommencer, ce serait terrible. »
Traduction de l’anglais (original) par STiiL Agency.
Source : MEE