Les secrets de l’accord Pizza-Vodka, par Israël Adam Shamir
16 septembre 2016
Publié le 16/09/2016
L’accord récent sur la Syrie, signé à Genève par Kerry et Lavrov, qui passera probablement à l’histoire comme l’accord « Pizza-Vodka » (parce que c’est ce que chaque camp a servi aux journalistes tout le temps qu’ils ont attendu les résultats) comportait cinq documents, outre les points divulgués par les deux ministres des Affaires étrangères. Les US ont insisté pour en garder secret le contenu, malgré l’insistance russe pour les faire connaître. Voici ce que nous en avons appris, tant sur le contenu des documents secrets en question, que sur le processus de négociation, à partir de nos sources arabes et israéliennes habituellement fiables.
Les documents secrets décrivent ce qui devrait se passer en Syrie une fois que le cessez-le-feu sera effectif. Le premier jour du cessez-le-feu est appelé le Jour J. Les Russes voulaient qu’il débute à midi, mais les Américains préféraient le coucher de soleil du lundi 12 septembre 2016. C’est le point de vue US qui a prévalu. Après les deux premiers jours, soit J + 2, si le cessez-le-feu tient toujours, Russes et Américains le prolongeront pour une durée plus longue. Effectivement, le 14 septembre, c’est ce qui est ressorti d’un échange téléphonique entre Lavrov et Kerry, le 14 septembre même. Ils ont prolongé la trêve de 48 heures. Si cela tient une semaine, on peut espérer que cela sera prolongé pour une durée indéfinie, et qu’on pourra passer à l’étape suivante.
Les deux parties délimiteront alors les territoires contrôlés par ISIL, par al-Nosra, et par les modérés. Après quoi ISIL et al-Nosra se verront bombardés à mort par les forces aériennes russes et US, tandis qu’on laissera les modérés en paix. La délimitation, ou tri entre moutons et chèvres, les Russes la réclamaient depuis longtemps, mais les Américains renâclaient toujours. Enfin, maintenant, ils ont promis de s’en occuper. Pour ISIL, ce ne sera pas trop difficile, mais al-Nosra est la force d’opposition la plus solide en combat, et elle est en contact avec presque tous les autres groupes rebelles. Sans al Nosra, le reste des rebelles ne peut guère tenir.
C’est pour cette raison qu’un gros groupe rebelle du nom de Ahrar al Sham a insisté pour que le cessez-le-feu s’étende au territoire contrôlé par al Nosra, et a refusé de se plier au régime de cessation des hostilités. D’autres groupes rebelles sont également très angoissés par les malheurs d’al Nosra.
Mais il n’y pas que les rebelles ; le Pentagone et les Israéliens aussi veulent garder al Nosra comme leur principal rempart contre Damas. Ashton Carter, secrétaire US à la Défense, a activement participé à la préparation du document en essayant de le bloquer ou de l’infléchir à la fois. Comme les Israéliens, Carter veut encore plus de guerre en Syrie. C’est l’un des ténors anti russes les plus énergiques dans l’administration Obama, et il serait ravi d’humilier la Russie en Syrie. C’est le président US qui a eu in extremis le dernier mot, et l’accord a pu être signé (très difficilement) mais il règne une impression d’insatisfaction du côté du Pentagone, et il ne regrettera nullement si l’application s’avère être un échec. Carter a même fait connaître son déplaisir aussitôt que l’accord a été signé.
Un accord Kerry-Carter serait une excellente chose ; peut-être que le Département d’Etat et la Défense pourraient aussi se mettre d’accord pour une cessation des hostilités, plaisantaient les négociateurs. Le Pentagone est de mèche avec les rebelles et essaie de se faire bien voir d’eux, disait Lavrov. Cette remarque avait rapport à l’étape précédente des négociations, avec la mauvaise surprise offerte par Michael Ratney. L’envoyé US pour la Syrie avait ouvert aux quatre vents la cuisine diplomatique alors que les Américains et les Russes avaient mijoté un accord secret. Nos négociations « ne sont pas basés sur la vérité », avait dit poliment l’émissaire ; il accusait les Russes et leurs alliés de Damas d’agir « de mauvaise foi », et soulignait que « Les US n’ont pas commencé à coordonner leur action avec la Russie en Syrie, ni militairement ni autrement, quoi qu’en disent les Russes. »
Les Russes étaient effondrés. Que vos délibérations confidentielles se voient aussitôt à la portée de chacun, Arabe ou autre, c’est déjà pénible ; qu’on vous accuse de mauvaise foi et qu’on vous traite de peu fiable, c’est encore pire. Et enfin, le comble, c’est que l’on tergiverse les positions russes. Ratney prétendait que les Russes allaient renforcer la zone de non survol pour les forces aériennes gouvernementales, et l’étendre à tout le territoire, et qu’ils allaient mettre fin au siège d’Alep. Bachar al Assad était estomaqué. L’opposition basée à Ryad ajoutait à l’offense l’injure, en réclamant « un changement de régime », et en s’égosillant encore sur le mode « Assad doit partir » au moment où les US présentaient ce groupe particulier de l’opposition comme la représentation légitime du peuple syrien.
Ratney exigeait une « cessation complète des opérations militaires, le retrait des véhicules du gouvernement et des armes lourdes, l’ouverture d’Alep et le blocage des avions du régime au sol ». Il voulait qu’Alep reste accessible, non seulement pour l’aide humanitaire, mais aussi pour les armes. Les Russes insistaient pour qu’il y ait des points de contrôle gouvernementaux sur la route d’Alep, Carter et Ratney étaient contre.
Nous pouvons vous dire que selon l’accord qui a été signé, c’est le point de vue russe qui a triomphé. La circulation vers Alep par la route de Castello sera filmée et contrôlée. Les chargements humanitaires seront inspectés au point de chargement des camions, et scellés. Plus de points de contrôle sur la route vérifieront que les sceaux ne sont pas brisés en chemin, jusqu’à ce que les camions déversent leur contenu dans les entrepôts de l’Onu à Alep. L’idée est d’empêcher que des armes soient acheminées dans les convois humanitaires, ce qui s’est passé abondamment, avec les livraisons en provenance de Turquie.
Les inspections seront faites par le Croissant rouge arabo-syrien, puis, plus tard, par une agence de l’Onu. Les rebelles et les forces du gouvernement ne vont pas faire main basse sur les territoires l’un de l’autre, et ne vont pas renforcer leurs positions sur la zone qui leur est allouée.
Le Pentagone a exigé une zone de non survol étendue à toute la Syrie, pour l’aviation syrienne, mais, selon les termes de l’accord, elle n’arrêtera ses missions de combat que sur les aires désignées. Les Russes disent que cette condition ne diminuera pas leur force, car l’aviation militaire syrienne est de toute façon une force négligeable en comparaison avec les Forces aérospatiales russes, et les Russes continueront leurs survols. Ils ont testé ce point le 14 septembre, en chassant par un bombardement une force rebelle qui avait pris des positions constituant une menace pour Palmyre.
Tous les Syriens peuvent quitter Alep, y compris les combattants rebelles en armes, librement, par la route de Castello, pour toute destination. C’est un point important. S’ils veulent se battre, qu’ils sortent de la ville. S’ils en ont assez de la guerre et veulent rentrer chez eux, libre à eux. C’était le point de vue russe, tandis que le Pentagone insistait pour garder des groupes armés et combatifs à Alep. Ce qui va advenir des combattants qui ne sont pas Syriens n’est pas clair ; peut-être qu’ils parviendront à quitter la zone en déposant leurs armes.
Après une semaine sans hostilités, Américains et Russes mettront sur pied le JIC, Centre pour la mise en actes coordonnée, où ils partageront leurs informations et des missions aériennes conjointes, contre ISIL et al Nosra.
Et peu après, le processus politique reprendra, sous les auspices de Staffan de Mistura, l’envoyé de l’Onu en Syrie, ce qui n’est pas moins problématique que la partie militaire.
Chaque côté a des vues bien différentes : les US et leurs alliés préfèrent apparemment retailler la Syrie en plusieurs petits Etats, l’un sunnite radical, un autre kurde, et la partie postérieure de la Syrie, contenant les territoires alaouite et chrétien avec les bases russes. De l’autre côté, Damas et Moscou préfèrent garder la Syrie unie.
Quelle que soit l’issue, le sort d’Alep, la deuxième ville de Syrie, sera décisif. Certains succès limités de l’armée syrienne et de ses alliés russes et iraniens à Alep (ils coupent les routes d’approvisionnement à destination de la partie de la ville tenue par les rebelles) avaient déjà créé une crise dans les relations américano-russes. Les interventionnistes avaient cru sentir du vent dans leurs voiles, et avaient publié des images émouvantes de civils suppliant l’Occident d’intervenir « pour sauver les gens d’Alep ». Il flottait dans l’air des échos en termes d’« ultimatum » tandis que l’administration US essayait de battre un nouveau record de danse sur la corde raide. Le gouvernement de Damas espérait libérer Alep et consolider les territoires sous son contrôle, tandis que les Américains voulaient garder au moins la moitié d’Alep aux mains des rebelles pour empêcher une victoire d’Assad.
Le point culminant a été atteint lors de la discussion entre Obama et Poutine à Hangzhou. La rencontre avait été tendue. Les dirigeants ont échangé un regard mortel, bien accentué par photoshop. Le Washington Post a dit qu’Obama avait lancé un ultimatum à la Russie, une proiposition sans appel ; les Russes étaient furieux, en particulier par ce que la rencontre avait été précédée et suivie de deux tournées de « sanctions » supplémentaires, le Ier septembre et le 6 septembre.
Malgré ces problèmes, il y a eu accord. La suite ? Après que la cessation des hostilités sera bien implantée, il devrait y avoir des négociations entre le gouvernement et l’opposition en Syrie, mais les US et leurs alliés voudraient garder le gouvernement de Bachar al Assad en dehors des négociations. Ils préfèrent en fait que celles-ci se déroulent seulement entre les différents groupes de rebelles, à les entendre. Le président Bachar al Assad a perdu sa légitimité, disent-ils. Les Russes ne sont pas d’accord: les représentants du gouvernement siègent à l’Onu, il y a des ambassadeurs et des ambassades à Damas. Vous pouvez ne pas aimer Assad, cela ne lui ôte en rien sa légitimité, a dit Lavrov à Kerry.
Le cessez-le-feu, au demeurant, ne se passe pas en douceur. Le personnel de l’Onu qui devrait exercer les contrôles devrait obtenir des visas ; mais Damas refuse de donner des visas aux Britanniques, en disant que ce pourraient être des espions. Ils veulent bien des Indiens, ou d’autres nationalités neutres. L’Onu et le Croissant rouge ont attendu d’avoir des garanties pour leur sécurité de la part du gouvernement et des rebelles, et apparemment aucune n’est venue. Les rebelles renâclent à quitter leurs positions, et les troupes du gouvernement attendaient de leur côté pour bouger. Mais le niveau général de violence a grandement été abaissé.
Succès ou échec sont encore en balance. Al Nosra fait profil bas dans le Nord, mais incite d’autres groupes à refuser le cessez-le-feu. Le Pentagone traîne les pieds pour partager ses informations avec les Russes. Et les Russes ne peuvent pas faire la paix tout seuls. De l’autre côté, les Syriens en ont vraiment assez de la guerre, et ils sont heureux de la moindre accalmie. Les prochains jours vont nous montrer si cet accord conduira vraiment à la paix, ou s’il va être mis à profit par les deux côtés pour consolider chacun ses positions avant la nouvelle reprise des combats, comme en février dernier.
En attendant, les forces du gouvernement ont un nouvel ennemi (ennemi d’ailleurs de longue date) : Israël. Les Israéliens soutiennent les forces d’al Nosra près de la ligne d’armistice entre la Syrie et les hauteurs du Golan syrien occupées par Israël. Al Nosra a combattu contre l’armée gouvernementale, certains obus ont franchi la ligne et sont tombés sur le territoire du Golan. Les Israéliens en ont pris prétexte pour attaquer l’armée syrienne. Les Syriens disent qu’ils ont abattu deux avions israéliens, un avion de combat et un drone, grâce à leurs bons vieux missiles anti-aériens d’origine russe. Les Israéliens contestent cette version avec une véhémence inhabituelle. Il semblerait qu’un drone israélien ait été abattu, tandis qu’un jet, touché, a pu rentrer à sa base.
Le gouvernement syrien a donné beaucoup de publicité à cette rencontre pour souligner que les rebelles combattent du côté israélien contre leurs frères arabes. Mais l’amitié entre al Nosra et les Juifs n’est pas un secret : les images montrant les Israéliens aidant les combattants d’al Nosra sont appares dans les médias israéliens autant qu’arabes. Et cette assistance ne se borne pas au domaine médical ; les Israéliens sont décidés à garder l’armée syrienne bien au large de ses frontières.
Publication originale: http://www.unz.com/ishamir/pizza-and-vodka-secrets-coming-out/
Traduction : Maria Poumier
Pour joindre l’auteur : adam@israelshamir.net