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13 décembre 2024

Sortir l’Afrique de la nuit coloniale


Sortir l’Afrique de la nuit coloniale
Entre les lignes entre les mots

4« Il y eut pourtant une époque, pas si lointaine, où des hommes et des femmes savaient qu’un autre avenir était possible et se battaient pour qu’il se concrétise ». En parlant de la période allant des années 40 aux années 1970, Saïd Bouamama indique aussi : « Pour la génération qui a vécu cette époque charnière, la liberté et la justice n’étaient pas des utopies ».

Mondialisation, contre-révolution libérale, politiques imposées par la Banque mondiale (BM) et le Fonds Monétaire International (FMI), plans d’ajustement structurels (PAS), pensée culturaliste ou anti-tiers-mondiste, mais aussi soulèvements de population, émeutes de la faim, grèves, Forums sociaux mondiaux (FSM)… il est important de réinterroger le passé, les décolonisations et leurs suites, « nous avons bâti cet ouvrage, qui ambitionne de dresser un portrait collectif des penseurs et des acteurs de la libération africaine de la période de décolonisation ».

L’auteur ne prétend pas faire un catalogue exhaustif, il explique pourquoi il a mise de coté certaines figures importantes, l’absence de grandes figures féminines, « au cours de cette longue lutte pour l’émancipation des peuples, les femmes ont massivement été maintenues dans des rôles subalternes, servant trop souvent de faire-valoir ou de simples icônes dans des conflits qui, souvent armés, valorisaient nettement la ‘masculinité’ ».

Il souligne aussi l’importance d’historiciser, de ne pas idéaliser les luttes de cette période, d’articuler leurs différentes dimensions.

Les difficultés rencontrées étaient importantes, les leaders africains « devaient en même temps comprendre et agir, contester et inventer, résister et offrir des alternatives » dans un monde en recomposition et dans des sociétés en mutation rapide.

Saïd Bouamama insiste aussi sur la place de la « tradition marxiste », « tradition » au demeurant très marquée par le stalinisme, avec toutes les conséquences en terme d’appréhension des rapports sociaux, des réalités des sociétés…

Prendre en compte les contextes sociaux et culturels spécifiques, les réorganisations du capitalisme et de l’impérialisme au niveau international, la place contradictoire des États du « socialisme réellement existant », n’était pas chose facile. Sans oublier les effacements liés à la colonisation, dont la « négation totale des identités africaines : l’histoire, les croyances, les traditions, les savoirs-faire du continent furent attaqués, infériorisés, moqués, instrumentalisés, effacés ».

Il fallait aussi inscrire les projets révolutionnaires « en dehors des frontières héritées de la colonisation » et « coordonner les luttes en Afrique dans un cadre supranational et international ». De ce point de vue, je ne suis pas sûr que la référence au concept d’État-nation fut adéquat. Je partage le choix de Saïd Bouamama de « ne pas limiter la définition de l’« Afrique » à sa simple dimension géographique ».

L’auteur termine son introduction par : « Cette soif de politique, qui n’est autre qu’un désir de vie, est peut-être la première leçon que nous ont léguée les penseurs-combattants de la révolution africaine – qui furent aussi des acteurs de premier plan d’une libération universelle ». Oui, la révolution, la libération est toujours universelle.

Le livre est découpé en trois parties :

Penser le colonialisme ou l’abattre ? (1945-1954)

Le droit de légitime violence (1954-1962)

De anticolonialisme à l’anti-impérialisme (1962-1975)

A juste titre, Saïd Bouamama commence par rappeler « les résistances africaines à l’esclavage et à la colonisation », les émeutes lors des déportations transatlantiques, les révoltes d’esclaves en captivité, la révolte victorieuse dirigée par Toussaint Louverture à Saint-Domingue, les marronnages et la construction de « vie collective libre dans les bois ou les montagnes », les mouvements insurrectionnels, les résistances armées, comme celle de l’émir Abdelkader…

L’auteur parle aussi de Marcus Garvey, de WEB Du Bois et de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), du panafricanisme, de la « réaffirmation culturelle et identitaire comme moment de l’émancipation nationale », des conditions d’admission à la Troisième Internationale, des rencontres entre migrants africains et mouvements communistes, du congrès anti-impérialiste en 1927, du mouvement de la « négritude », des changements de ligne avec abandon de la lutte anti-colonialiste par le PCF à partir du Front populaire…

Au sortir de la seconde guerre mondiale, la décolonisation, comme horizon palpable, devient pensable, le mythe de l’invincibilité de l’« homme blanc » est érodé, le Droit international prend une plus grande place, le système colonial se fissure par des dynamiques de citoyenneté… Sans oublier le vent de liberté qui souffle sur l’Asie.

Guerre froide, self-government (Royaume-Uni) ou autonomie (France) contre l’indépendance, immobilisme des colonialismes portugais, espagnol ou belge.

Jomo kenyatta, le soulèvement dit « Mau Mau », « Quand elle n’est pas pensée en profondeur, c’est-à-dire comme un processus d’émancipation complet, à la fois culturel et politique mais également social et économique, la contestation de l’ordre coloniale risque toujours de se retourner contre celles et ceux qu’elle est censée libérer ».

Aimé Césaire, la négritude, la rupture avec le complexe d’infériorité, l’approche historique donc politique de la colonisation, la revue Présence Africaine, « communisme » et anticolonialisme, la dé-civilisation des pays colonisateurs…

Ruben Um Nyobé, l’Union des populations du Cameroun (UPC), « En situation coloniale, la question sociale débouche presque naturellement sur la question nationale », les articulations entre le combat politique collectif et général et la défense des intérêts matériels immédiats, les « dangers d’une indépendance simplement formelle, c’est-à-dire se limitant à la sphère politique », l’utilisation du droit international, une « approche politique et non ethnique de la nation », la question de la violence, comment éviter que les indépendances africaines « se réduisent à de simples fictions écrites par les puissances coloniales pour leur profit ? »

Dien Bien Phù, Bandung, Suez, les recompositions durant la « guerre froide », le mouvement noir états-unien, les « maintien de la dépendance économique en dépit d’une indépendance politique formelle », le suprématisme de minorités blanches et leurs indépendances racistes, la Françafrique et les indépendances « avec l’appui, l’accord et l’aide de la France », accords, contrôle des monnaies et maintien de la présence militaire française, les dynamiques panafricaines, la violence légitime, « Dénonciation du néocolonialisme et des indépendances factices, prise de conscience de la nécessité d’une coordination des luttes et d’une solidarité agissante et soutien à la lutte armée font de cette période celle des espoirs révolutionnaires ».

Frantz Fanon. L’intellectuel et le militant, la pensée et l’action, « aliénation liée à la couleur produite par l’esclavage et la colonisation », une approche « anti-culturaliste », la condition noire historiquement située, « L’enfermement dans ce moment, et dans ce moyen, conduit à une quête éperdue d’un passé à jamais révolu », le colonialisme comme rapport social constitutif du colonisé-e mais aussi du colonisateur, penser la destruction du système, racisme comme production sociale, racisme et exploitation, violence de la libération – violence de l’oppression (« caractère consubstantiellement violent du colonialisme ») « La première est une conséquence logique de la seconde. Oublier ce point de départ conduit à inverser l’ordre de causalité entre les deux violences ou à établir une symétrie entre elles », l’auto-libération des colonisé-e-s, la bourgeoisie nationale et son discours d’unanimisme national, la culture nationale comme histoire et mouvement, les interactions entre la question sociale et l’indépendance nationale, l’unité africaine…

Patrice Lumumba. Le Congo comme propriété privée du roi des Belges, les rencontres militantes, le Mouvement national congolais (MNC), l’Association des Bakongo pour l’unification, la conservation et l’expansion de la langue kilongo (ABAKO), unité nationale et panafricanisme, remise en cause de la division coloniale du continent, assassinat…

Kwame Nkrumah. Refus du néocolonialisme et panafricanisme, vision continentale du combat « dépassant la coupure entre l’Afrique subsaharienne et le Maghreb », Organisation de l’unité africaine (OUA), « ce n’est pas un « passé » plus ou moins mythifié qui fonde l’unité africaine mais une communauté de destin issue des exigences d’une indépendance réelle et orientée vers l’avenir », échange inégal, chimérique « Afrique sans classe »…

Luttes armées dans les bastions coloniaux, impacts de la division sino-soviétique, mouvement anti-guerre et mobilisation des Noir-e-s aux États-Unis, mutations économiques, limites de l’OUA, Tricontinentale, anti-impérialisme, « la souveraineté juridique ne suffisait pas à se libérer de la dépendance », interventions militaires, recours aux coups d’État et aux assassinats non réductibles à de simples ingérences étrangères, « Alors que l’opposition au système colonial avait tendance à gommer les lignes de clivage internes et à unifier les sociétés africaines, la libération du joug colonial tend à faire émerger de nouvelles lignes de fracture entre classes sociales au sein de chaque nation », notion de « développement », fragilisation des liens sociaux et des écosystèmes…

Malcolm X (voir aussi : James Baldwin : Le jour où j’étais perdu. La vie de Malcolm X : un scénario, Editions Syllepse 2013, La situation de l’homme blanc lui interdit d’accuser qui que soit de haine !, Sadri Khiari : Malcolm X. Stratège de la dignité noire, Editions Amsterdam 2013, La revendication d’égalité n’est pas négociable et Manning Marable : Malcolm X : A life of reinvention, à paraître aux Editions Syllepse)

L’Afrique comme communauté de destin, trajectoire de jeunes Noirs aux États-Unis, conversion à l’islam, réaffirmation de soi et de fierté d’être noir, Black Muslims, droit à l’autodéfense argumentée politiquement, « L’objectif est désormais l’égalité », assassinat…

Mehdi Ben Barka. Maroc, « L’abandon du mythe de l’unité nationale et la prise en compte des intérêts de classe », le « commis-voyageur » de la révolution, indépendance et élargissement à l’échelon international de la solidarité, Tricontinentale, assassinat…

Amilcar Cabral.Guinée, Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et des îles du Cap-Vert (PAIGC), théorie et pratique, Tricontinentale, analyses de la petite bourgeoisie, la culture comme arme, les zones libérées comme « lieux de transformation sociale sans attendre l’indépendance », comme anticipation de la vie future, assassinat.

Thomas Sankara. Section voltaïque du Parti africain de l’indépendance (PAI), oser inventer l’avenir, appel à l’auto-organisation, amélioration immédiate des conditions d’existence, exemplarité des salarié-e-s de l’État, agro-écologie, égalité des sexes, analyse et refus du paiement de la dette, « On peut tuer un homme mais pas des idées », absence d’élections, assassinat…

Un livre, loin des visions unilatérales, prenant en compte les contradictions, les limites des expériences…

Une invitation à reprendre et approfondir les débats sur les possibles, les ruptures avec l’ordre-désordre existant, à réexaminer les apports de ces acteurs/actrices, sans oublier les faiblesses, les renoncements, ici, des mouvements ouvriers incapables de paralyser leurs propres impérialismes dans leurs politiques de domination africaine ou de créer des solidarités actives avec les populations mobilisées, hier comme aujourd’hui.

Du même auteur, voir entre autres :

La France. Autopsie d’un mythe national, Philosopher Larousse 2008, Le récit historique dominant vise à remplacer le clivage social par un prétendu ‘clivage national’

Contribution dans l’ouvrage dirigé par Rafik Chekkat, Emmanuel Delgado Hoch : Race rebelle. Luttes des quartiers populaires des années 1980 à nos jours, Editions Syllepse 2011, Contre le mythe d’une République sans couleur

Collectif Manouchian (Saïd Bouamama, Jessy Cormont, Yvon Fotia) : Dictionnaire des dominations de sexe, de race, de classe, Editions Syllepse 2012, La discrimination systémique n’est pas seulement le fruit de mentalités ou de valeurs racistes, mais le résultat du fonctionnement social inégalitaire

Voir aussi, les petits ouvrages du CETIM :

Frantz Fanon : Aussi notre revendication est-elle d’emblée totale et absolue

Patrice Lumumba : Entre la liberté et l’esclavage il n’y a pas de compromis

Amilcar Cabral : La lutte de libération est un fait essentiellement politique

Saïd Bouamama : Figures de la révolution africaine

De Kenyatta à Sankara

Zones, Paris 2014, 325 pages, 23 euros

Didier Epsztajn
entreleslignesentrel

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