Les attentats terroristes du vendredi 13 novembre ont horrifié l’ensemble de nos concitoyens. Ils n’auraient pourtant pas dû les surprendre. Cela fait des mois que l’ensemble des commentateurs, des experts, des services de l’Etat alertent nos politiques et l’ensemble de l’opinion de la possibilité d’une telle attaque. Nous étions prévenus. Et il serait d’ailleurs injuste de reprocher à l’Etat de n’avoir rien fait. Au contraire : après les attentats de janvier, les services ont été renforcés, les procédures ont été repensées, les ressources préparées. Il ne manquera bien entendu les éternels gaulois râleurs, mais quand on pense à ce qu’aurait pu donner une panique au Stade de France, on peut dire que les autorités ont plutôt bien géré la situation.
On pourrait voir dans ces attaques une prolongation de l’attentat contre les dessinateurs de Charlie Hebdo ou contre l’Hyper Kacher de Vincennes. Ce serait à mon avis une erreur. Les deux actes ont pour origine une logique totalement différente. En janvier, l’objectif était de nature ethno-religieux. Il s’agissait d’abattre dans un cas les « impies » qui avaient osé se moquer du prophète – et d’adresser un avertissement à ceux qui seraient tentés de les imiter – et dans l’autre cas de singulariser une « communauté » particulière. Les frères Kouachi ont entendu cibler des personnes précises et bien identifiées avec un principe, celui de la liberté de parole. Koulibali, lui, a ciblé des personnes choisies en fonction d’une appartenance ethno-confessionnelle réelle ou supposée.
Ce n’est pas le cas dans les attentats d’hier : ici, on a tiré de manière indiscriminée sur des gens sans distinction d’ethnie, de credo, d’origine. Ici, ce n’est pas un principe ou une communauté qui est en cause. Dans les 127 morts aujourd’hui répertoriés il y aura certainement des musulmans, assassinés au son du « Allah Akhbar » simplement parce qu’ils étaient là. Les tueurs n’ont pas fait de différence. Ils n’ont pas cherché à repérer ou à épargner les arabes ou les musulmans. Il serait donc une erreur de plaquer la grille d’analyse construite lors des attentats de janvier sur les événements que nous vivons aujourd’hui. D’ailleurs, les citoyens ne sont eux-mêmes pas dupes. Alors que l’attentat contre Charlie Hebdo avait poussé quatre millions de citoyens à descendre dans la rue pour manifester leur attachement au modèle français de laïcité, rien de tel aujourd’hui. Cela avait un sens de manifester alors, cela n’aurait aucun sens de le faire aujourd’hui.
Ces attentats s’inscrivent dans une logique différente, qui est la logique de guerre. On n’a pas tué les gens pour ce qu’ils étaient, mais pour atteindre le gouvernement français. Dans la logique bisounoursesque qu préside aujourd’hui à la communication de nos gouvernants, on nous cache soigneusement – et avec notre propre complicité, il faut bien le dire – une réalité : nous sommes en guerre. On peut débattre à l’infini pour savoir s’il est juste – et conforme à nos intérêts – d’envoyer des avions bombarder Daesh en Syrie ou en Irak. Mais quelque soit la réponse, il y a un fait qui me semble incontestable : dès lors que nous utilisons nos armes contre eux, nous devrions nous attendre à ce qu’ils utilisent les armes dont ils disposent contre nous. Nous, nous avons les moyens de bombarder par l’air, ou d’envoyer des drones. Eux, ils ont les moyens d’envoyer des bombes humaines ou des fanatiques kamikazes. Pourquoi approuver l’un et pas l’autre ? Après tout, comme dit le dicton, « Dans la guerre et dans l’amour, tout est légitime ».
Et c’est pourquoi il faut prendre un peu de distance par rapport à la rhétorique habituelle dans ce genre de circonstance. On qualifiera les agresseurs de « barbares », de « lâches », de « fous ». Il faut de temps en temps revenir sur les mots. Les agresseurs seraient-ils « lâches » ? Vu que la quasi-totalité d’entre eux sont aujourd’hui morts, on peut leur dénier beaucoup de qualités, mais certainement pas le courage. Mais alors, ou est la « lâcheté » ? Dans le fait qu’on vise une population qui n’a pas les moyens de se défendre ? En quoi est-ce plus « lâche » que de bombarder à bord d’un Rafale des combattants qui n’ont pas les moyens de riposter ? Lorsque l’aviation alliée détruit la ville de Dresde en 1944 dans un bombardement qui tenait beaucoup plus de l’intention de terroriser les populations civiles que d’une véritable nécessité militaire, a-t-on parlé de « barbarie » ou de « lâcheté » ? Oui, les allemands l’ont fait. De même que l’avaient fait les anglais lors du bombardement de Coventry ou de Londres lors de la Bataille d’Angleterre. Dans une guerre, la « barbarie », la « lâcheté », c’est ce que fait l’ennemi.
Il est grand temps de s’adresser en adulte à un peuple adulte. Contrairement à ce que croit une population française qui dans sa grande majorité n’a pas connu l’expérience de la guerre et n’a pas envie d’y penser, la politique étrangère de la France et sa politique de défense ne sont pas des questions de choix moral, déconnectées de nos réalités quotidiennes. Non, les décisions qu’on prend sur nos choix d’alliances, sur la taille et l’équipement de nos armées ont un effet réel, tangible, sur nos vies. La guerre n’est pas et depuis très longtemps un jeu pour les seuls militaires, au sujet duquel les civils que nous sommes peuvent rester indifférents et conduire leurs vies comme si cela se passait sur une autre planète. Les militaires ne sont pas des mercenaires à qui on peut signer un chèque et puis penser à autre chose. La guerre, c’est l’affaire de la Nation toute entière, et chaque citoyen, qu’il porte ou non l’arme et l’uniforme, est susceptible d’être touché non seulement dans son portefeuille, mais dans sa chair et celle de ses proches. Il faut en finir avec ces débats d’une insupportable légèreté où des intellectuels médiatiques nous expliquent qu’il faut faire la guerre à tel ou tel endroit, qu’il faut renoncer à telle ou telle arme au nom de tel ou tel principe, sans jamais nous dire que la guerre c’est des destructions, des morts, des mutilés, des mares de sang et des familles endeuillées. Et que cela n’arrive pas seulement dans des terres lointaines, cela peut arriver en plein cœur de Paris. La guerre est une chose sérieuse, trop sérieuse pour être laissée aux militaires, comme disait Clemenceau. Et c’est pourquoi la politique est, on ne le répétera pas assez, par essence tragique.
Il faut le dire clairement et sans ambiguïté : nous sommes en guerre. Il faut que nous nous prenions les habitudes d’un peuple en guerre, y compris le fatalisme qui implique accepter que la guerre fait des dégâts, et que cela n’est de la faute de personne si ce n’est de l’ennemi. Il faut aussi comprendre collectivement qu’en temps de guerre on ne peut tolérer qu’un individu, une section quelconque de la population soutienne notre ennemi, que ce soit par la parole ou par un acte. Il faut qu’on réfléchisse à s’entendre avec ceux qui ont le même ennemi que nous, même si par ailleurs nous avons des différences avec eux. En un mot, il faut devenir adultes.
Et surtout, lorsqu’on commence une guerre il faut se donner les moyens de la gagner. La politique du chien crevé au fil de l’eau et de l’irénisme qui a abouti à la création de zones de non-droit connues et tolérées par un Etat chaque jour plus faible conduit par des politiques dont le but premier est de ne pas faire des vagues ne peuvent plus durer. L’autorité de l’Etat, l’empire de la loi doit être affirmé partout, par tous les moyens et dans tous les domaines, y compris aux frontières. La libre circulation des hommes et des marchandises est devenue celle des explosifs, des armes est des terroristes. Et finalement, l’Etat de droit doit être préservé de l’abus de droit. La loi doit établir un équilibre intelligent entre la défense des droits et des libertés du citoyen et l’efficacité d’un Etat sans laquelle ces « droits et libertés » ne sont qu’une illusion.
Mais si vous devez retenir de cet article une conclusion, retenez celle-ci : la guerre, c’est aussi le révélateur du fait que si le citoyen a des droits, il a aussi des devoirs. Et l’un de ces devoirs est de prêter à la nation son concours, au risque de sa vie et de ses biens, lorsque la sécurité commune est compromise. On ne saurait tolérer que des citoyens français manifestent une quelconque bienveillance en parole ou en acte envers l’ennemi, pas plus qu’on ne saurait tolérer qu’un étranger accueilli sur notre sol fasse la même chose. Le premier doit être puni, le second expulsé.
Descarte | 14 novembre 2015