Vous avez fait des recherches sur les coups d’Etat en Amérique latine et vous considérez qu’il y a des similitudes avec ce qui se passe aujourd’hui dans certains pays dirigés par des gouvernements progressistes. Quarante ans après, quelles sont ces similitudes ?
Je me trouvais à Caracas le 11 avril 2002, lors du coup d’Etat contre le président Hugo Chavez, et j’étais à des points stratégiques comme le pont Llaguno, ce qui m’a permis d’être un des premiers à pouvoir expliquer ce qui s’est réellement passé ce jour-là, photographies à l’appui. Je me trouvais aussi en Bolivie en 2008 lors de la tentative de déstabilisation du gouvernement d’Evo Morales et je connais aussi bien les cas du Honduras -ce qui est arrivé au président Manuel Zelaya [1]- et de l’Equateur [2]. C’est ce qui m’a poussé à écrire un livre sur les « coups d’Etat light » (Les enfants cachés du général Pinochet, 2015 [3]), mais j’ai pensé que pour pouvoir mieux comprendre notre actualité il fallait d’abord étudier les coups d’Etat des années 60 et 70, ce qui m’a permis de trouver les différences et les similitudes dans les techniques employées. Par exemple si vous analysez ce qui se passe aujourd’hui au Venezuela, la déstabilisation économique mise en place suit exactement le même schéma qu’au Chili en 1972.
Discréditer l’image d’un gouvernement fait partie de ce schéma ?
Oui, ils commencent par discréditer l’image du gouvernement et ensuite ils créent une tension économique. Nous avons pu l’observer l’année dernière lorsque tout d’un coup les médias ont diffusé dans le monde entier la nouvelle qu’il n’y avait plus de papier toilette au Venezuela. On peut se demander comment d’un jour à l’autre il peut ne plus y avoir de papier toilette, mais c’est une campagne qui amuse tout le monde et qui participe à diffuser l’image d’un pays en plein chaos.
En 1972 aussi on ne trouvait plus de papier hygiénique au Chili et pour les mêmes raisons, ce qui se passe est très simple : ils cherchent à importuner la population. Aujourd’hui au Venezuela il faut 4 heures pour faire son marché parce que dans les supermarchés il n’y a plus de riz, plus de farine… et les gens doivent de débrouiller et chercher ailleurs parce que les entrepreneurs ne distribuent plus les marchandises, préférant les revendre à des réseaux informels qui revendent ces produits dans les rues à des prix 3 ou 4 fois supérieurs. Ainsi est provoqué le désapprovisionnement et l’agacement de la population… en plus de l’inflation.
C’est ainsi que vous parvenez à ce que les gens commencent à penser ”si nous continuons de voter pour Nicolas Maduro, cette situation va continuer”, et c’est ainsi que vous parvenez à affaiblir la base populaire qui soutient le gouvernement. Le même type de sabotage a eu lieu au Chili en 1973 lorsque la grève des camionneurs a eu lieu, avec des conséquences terribles dans un pays qui mesure 4000 Km de long. Retrouver un même modèle de déstabilisation à plusieurs dizaines d’années de séparation permet de penser qu’il ne s’agit pas d’un hasard mais plutôt de techniques déjà connues par ceux qui les mettent en place et qui nous permettent de dire qu’il s’agit de coups d’Etat.
La seule différence c’est qu’il ne s’agit plus de coups d’Etats militaires comme ce fut le cas avec Pinochet, car aujourd’hui ils sont plus prudents et astucieux. Au Honduras en 2009, un commando militaire a sorti le président Zelaya de sa maison, il a été expulsé au Costa Rica et le pouvoir a été remis à des civils. Au Venezuela en 2002 un groupe de militaires a séquestré Chavez, l’a fait emprisonner dans en île au large de Caracas et le pouvoir a aussi été remis au civils.
Le fait de remettre le pouvoir aux civils est une façon de légitimer un coup d’Etat ?
Même si le pouvoir est remis à un civil, on peut bien argumenter en disant que le président était mauvais, qu’il a violé la Constitution et qu’il s’agit d’un processus de transition, au final c’est quand même un coup d’Etat. L’objectif est de confondre la communauté internationale, peu importe si les propres habitants du pays en question ne se laissent pas duper. A Quito, les citoyens savent très bien ce qui s’est réellement passé le 30 septembre 2010, bien que certains continuent de nier qu’il y a eu une tentative de coup d’Etat.
Les activistes étrangers qui ont participé aux Rencontres Latino-américaines Progressistes 2015, en septembre dernier à Quito, ont dit que lors des évènements du 30 septembre 2010 les médias informaient qu’il y avait un soulèvement populaire et non pas de la police. Quel souvenir gardez-vous de ce jour-là ?
Les journalistes de droite savent bien que l’information doit contenir une certaine dose de véracité afin de pouvoir légitimer un mensonge. Dans le cas du 30 septembre 2010 en Equateur, ce que les médias internationaux ont surtout souligné c’était l’imprudence du Président de se rendre au Régiment de Quito et ils ont rejeté la faute sur lui en signalant qu’il aurait provoqué un mécontentement des policiers au sujet de revendications salariales.
Nous pouvons citer comme autre exemple les événements survenus en août dernier [4]. Nous savons qu’en Equateur une partie de la population est indigène, et les mobilisations du mois d’août ont été présentées comme « les indigènes contre Rafael Correa », sans préciser qu’il s’agissait en fait d’une fraction de cette population qui, comme l’a souligné le président Correa, représente moins de 3% des électeurs.
En Europe nous avons souvent une vision romantique des indigènes, en plus d’un sentiment de culpabilité à cause de la Conquête et de l’ethnocide qui s’en suivit, donc par définition l’indigène est bon l’analyse ne va pas plus loin… alors qu’il y a des indigènes de droite, progressistes, conservateurs, etc. On observe cette simplification à chaque fois que l’on traite de l’Equateur ou de la Bolivie. Pour le Venezuela, les médias préféreront parler de « société civile » plutôt que de droite ou d’extrême droite.
La stratégie de la droite en Amérique latine consiste à « émouvoir » la communauté internationale ?
Un lecteur européen qui lit dans son journal « la société civile proteste contre les mesures du Président Maduro » se sentira proche de celle-ci. En 2014, les médias disaient qu’au Venezuela les étudiants protestaient contre Maduro, mais sans jamais préciser qu’il s’agissait d’étudiants d’extrême droite qui qualifiaient que Maduro était un dictateur.
Et la rapidité avec laquelle ces nouvelles se propagent accentue le discrédit d’un gouvernement…
Les médias n’organisent pas les coups d’Etat, mais ils défrichent le terrain en préparant l’opinion publique internationale à l’accepter une fois le moment venu. En France, on nous a rabâché que Chavez était un dictateur depuis le début de son mandant, et maintenant c’est au tour de Maduro. C’est la même chose pour Rafael Correa.
Mais aujourd’hui, des organismes supranationaux comme l’Unasur et le Celac permettent [aux pays progressistes] de résister à ces attaques de la droite. Et il est important de remarquer que ce que les médias appellent « communauté internationale » ne signifie en fait que « Etats-Unis + Europe », alors que le monde ne se limite pas à cela. Lorsque le président Barack Obama a publié le décret qui considérait le Venezuela comme une menace pour la sécurité des Etats-Unis, celui-ci a été dénoncé par l’Alba, l’Unasur, la Celac, le G77+Chine et le Mouvement des Pays Non Alignés, c’est-à-dire par 2/3 des membres de l’ONU. A moins que les Africains, les Asiatiques et les Latino-américains ne fassent pas partie de la « communauté internationale ».
Les chaines d’info internationales font partie de ce rouage…
Grâce à l’internet on se rend compte que l’information se limite souvent au « copier-coller ». En Europe nous constatons un phénomène, il existe un journal qui définit la ligne à suivre : El País, d’Espagne. Pour des raisons historiques l’Espagne a toujours été proche de l’Amérique latine, donc les européens considèrent que les Espagnols connaissent mieux cette région, alors que El País est en fait le porte-parole des multinationales espagnols et le journal le plus hostile envers la gauche latino-américaine. De plus, ce média est actionnaire de Caracol – en Colombie – et du Monde, ce qui aide à comprendre comment fonctionne le système médiatique.
Les ONGs qui défendent la liberté d’expression ferment le cycle ?
Je suis journaliste fervent défenseur de la liberté d’expression, ainsi que du droit à l’information. Et de ce point de vu là les latino-américains ont plus avancé que les européens avec des projets de régulation du spectre médiatique qui n’autorise pas les banques à investir, ce qui est positif, et qui destinent un tiers de ce spectre aux médias communautaires.
Les médias privés dénoncent l’existence de “loi bâillon” dans ces pays, dénonçant une « absence de liberté d’expression », mais pourtant que je viens en Equateur par exemple je lis tous les journaux et je regarde les journaux télévisés, et il me semble bien qu’il existe une liberté d’expression et sinon que l’on m’explique en quoi cela consiste ! Des ONGs comme Fundamedios, Reporters Sans Frontières (RSF) ou la Société Interaméricaine de Presse (SIP) bouclent la boucle. [5]
Le Monde Diplomatique avait dénoncé que RSF était financé par la National Endowment for Democracy (NED) et l’extrême droite cubaine de Miami, et nous avons été attaqués pour ça. [6] Aujourd’hui nous savons que la NED a remis plus de 1 million de dollars à l’opposition équatorienne et plus de 2 millions à l’opposition vénézuélienne, l’année où ont eu lieu les violences de rue. [7]
Article original en espagnol : La desestabilización en Venezuela sigue el patrón de Chile en 1972, El Telégrafo, Équateur, le 3 novembre 2015
Copyright © Maurice Lemoine, telegrafo.com, 2015
Traduit de l’espagnol par Luis Alberto Reygada pour Mondialisation.ca
Luis Alberto Reygada, journaliste indépendant franco-mexicain, géopolitologue, spécialiste de l’Amérique latine.