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29 mars 2024

Bochra Manai: Le prof en gardien des possibilités de penser


ITRI  :   INDTITUT TUNISIEN DES RELATIONS INTERNATIONALES
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Bochra Manai: Le prof en gardien des possibilités de penser

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BOCHRA

 

 

Le prof en gardien des possibilités de penser
«Je pensais que le cours porterait sur les attentats de Paris», m’a lancé une étudiante ce matin-là
21 novembre 2015 | Bochra Manaï – Professeure au Département de géographie et spécialiste en études urbaines à l’Université d’Ottawa | Éducation
Photo: Michaël Monnier Le Devoir La seule conviction à apporter dans un espace-temps comme la classe est une forme de résistance aux simplifications, malgré certaines émotions légitimes.

Le prof en gardien des possibilités de penser
«Je pensais que le cours porterait sur les attentats de Paris», m’a lancé une étudiante ce matin-là
21 novembre 2015 | Bochra Manaï – Professeure au Département de géographie et spécialiste en études urbaines à l’Université d’Ottawa | Éducation
Photo: Michaël Monnier Le Devoir La seule conviction à apporter dans un espace-temps comme la classe est une forme de résistance aux simplifications, malgré certaines émotions légitimes.
Enseigner, c’est transmettre, dans l’espace-temps qui nous est accordé, un ensemble de méthodes et de connaissances. C’est, aussi et surtout, amener à se questionner, à réfléchir, à maintenir inlassablement les autres dans la conviction de leur humanité, de leur faculté de juger et de leurs responsabilités. Voilà la mission que je me donne depuis que j’ai décidé d’entamer cette voie. Habiter le contenu, certes, mais être aussi sensible et à l’écoute des trajectoires des étudiants pour que l’espace-temps de la classe devienne un espace de conversation public, comme il semble de moins en moins en exister dans nos sociétés contemporaines. « Je pensais que le cours d’aujourd’hui porterait sur les attentats de Paris », m’a lancé une étudiante ce matin-là. Cette affirmation s’est annoncée comme une injonction à ce que je tente de transmettre à chaque cours : les inciter à être de bons géographes en prenant du recul.

Le hasard faisant bien les choses, le cours proposé cette semaine devait porter sur « l’altérité en ville ». Je devais y évoquer des questions d’ethnicité et de ségrégation spatiale. L’objectif est donc de ne pas faire de liens simplistes entre cet « événement » qui relève du « terrorisme » et de la « géographie de la peur » et certaines des explications inscrites dans une trame historique. En effet, comment ne pas regarder « l’événement » à travers cette panoplie de réflexions sur les conditions sociales dans ces cas de « violence instrumentalisant le religieux » ? Comment ne pas lire les lignes de Sonia Lehman-Frish sur la ségrégation spatiale dans les villes inégalitaires et injustes sans avoir l’actualité en écho ? Les réalités d’aujourd’hui se situent à l’intersection de nombreux enjeux : de la délinquance à la religiosité instrumentalisée par certaines catégories de la jeunesse française, etc. Comment ne pas voir le relief de ces événements tragiques avec le décor planté par tant de chercheurs, notamment de sociologues ?

Ne pas embrasser la facilité

Il faut parler de « l’événement » sans avoir de réponse obstruée par une idéologie quelconque, mais aussi et surtout continuer de se mettre en scène devant les étudiants sans faillir émotionnellement. Il faut savoir maintenir ce rôle fondamental de gardien équitable de la conversation, de la discussion et des possibilités de penser, tout en déconstruisant. Comment continuer malgré l’actualité à fournir, non pas des solutions, mais des aptitudes à maintenir sa faculté de « juger » ? Comprendre ici n’est pas légitimer. Ça n’est pas « réviser » non plus. Et c’est encore moins une façon d’embrasser la facilité.

Cet espace de conversation, de questionnements aussi, il serait judicieux de ne pas l’éviter, car ce serait faire preuve d’hypocrisie par rapport à des étudiants qui sont intelligents, soucieux de bien faire et minutieux même s’ils peuvent exprimer parfois des maladresses. Pendant les derniers jours post   attentats de Paris, je n’ai pu m’empêcher de penser à ces « petits Français » qui avaient été arrêtés après le massacre à Charlie Hebdo en janvier et accusés d’apologie au terrorisme parce qu’ils n’avaient pas voulu respecter la minute de silence. Je n’ai pu m’empêcher non plus de penser à tous ces professeurs qui doivent, malgré une actualité internationale troublante et révoltante, maintenir leurs classes et leur ligne d’enseignement. Je pense à celles et ceux qui ont parfois peur du chahut, des désaccords ou bien des questions épineuses. Mais l’art de discuter en société ne devrait-il pas commencer dans nos classes ? L’art de ne pas sombrer dans les plus faciles réflexions, le complotisme ou encore les simplifications commence par la responsabilisation de nos étudiants. Savoir distinguer, jauger et entrer dans une conversation où les positions ne sont pas tracées, balisées et définitives.

Cette injonction, nous devrions-nous l’imposer tous en tant qu’enseignants, car l’école et l’université restent un des seuls espaces de discussion pour tous dans des sociétés où la polarisation cristallise et fige une concurrence des idées et des citoyens, notamment du point de vue identitaire. L’évitement de ces conversations peut créer plus de repli idéologique. C’est ce questionnement que l’étudiante m’a apporté ce matin-là avec une conviction que la discussion amènerait à plus de complexité.

L’actualité peut parfois nous décourager, nous déprimer et nous désespérer. Il n’en reste pas moins que la seule conviction à apporter dans un espace-temps comme la classe est une forme de résistance aux simplifications, malgré certaines émotions légitimes. Seules cette énergie et cette posture humble dans la conversation peuvent défier le désenchantement du monde. Ce monde que nous tentons d’expliquer à ces prochaines générations de citoyens. Et que nous tentons de comprendre encore et toujours.
http://www.ledevoir.com/societe/education/455865/le-prof-en-gardien-des-possibilites-de-penser/

Publié par Candide le dans Actualités, Conférence, Enseignement Supérieur, Tunisie

BOCHRA

 

 

Le prof en gardien des possibilités de penser
«Je pensais que le cours porterait sur les attentats de Paris», m’a lancé une étudiante ce matin-là
21 novembre 2015 | Bochra Manaï – Professeure au Département de géographie et spécialiste en études urbaines à l’Université d’Ottawa | Éducation
Photo: Michaël Monnier Le Devoir La seule conviction à apporter dans un espace-temps comme la classe est une forme de résistance aux simplifications, malgré certaines émotions légitimes.

Le prof en gardien des possibilités de penser
«Je pensais que le cours porterait sur les attentats de Paris», m’a lancé une étudiante ce matin-là
21 novembre 2015 | Bochra Manaï – Professeure au Département de géographie et spécialiste en études urbaines à l’Université d’Ottawa | Éducation
Photo: Michaël Monnier Le Devoir La seule conviction à apporter dans un espace-temps comme la classe est une forme de résistance aux simplifications, malgré certaines émotions légitimes.
Enseigner, c’est transmettre, dans l’espace-temps qui nous est accordé, un ensemble de méthodes et de connaissances. C’est, aussi et surtout, amener à se questionner, à réfléchir, à maintenir inlassablement les autres dans la conviction de leur humanité, de leur faculté de juger et de leurs responsabilités. Voilà la mission que je me donne depuis que j’ai décidé d’entamer cette voie. Habiter le contenu, certes, mais être aussi sensible et à l’écoute des trajectoires des étudiants pour que l’espace-temps de la classe devienne un espace de conversation public, comme il semble de moins en moins en exister dans nos sociétés contemporaines. « Je pensais que le cours d’aujourd’hui porterait sur les attentats de Paris », m’a lancé une étudiante ce matin-là. Cette affirmation s’est annoncée comme une injonction à ce que je tente de transmettre à chaque cours : les inciter à être de bons géographes en prenant du recul.

Le hasard faisant bien les choses, le cours proposé cette semaine devait porter sur « l’altérité en ville ». Je devais y évoquer des questions d’ethnicité et de ségrégation spatiale. L’objectif est donc de ne pas faire de liens simplistes entre cet « événement » qui relève du « terrorisme » et de la « géographie de la peur » et certaines des explications inscrites dans une trame historique. En effet, comment ne pas regarder « l’événement » à travers cette panoplie de réflexions sur les conditions sociales dans ces cas de « violence instrumentalisant le religieux » ? Comment ne pas lire les lignes de Sonia Lehman-Frish sur la ségrégation spatiale dans les villes inégalitaires et injustes sans avoir l’actualité en écho ? Les réalités d’aujourd’hui se situent à l’intersection de nombreux enjeux : de la délinquance à la religiosité instrumentalisée par certaines catégories de la jeunesse française, etc. Comment ne pas voir le relief de ces événements tragiques avec le décor planté par tant de chercheurs, notamment de sociologues ?

Ne pas embrasser la facilité

Il faut parler de « l’événement » sans avoir de réponse obstruée par une idéologie quelconque, mais aussi et surtout continuer de se mettre en scène devant les étudiants sans faillir émotionnellement. Il faut savoir maintenir ce rôle fondamental de gardien équitable de la conversation, de la discussion et des possibilités de penser, tout en déconstruisant. Comment continuer malgré l’actualité à fournir, non pas des solutions, mais des aptitudes à maintenir sa faculté de « juger » ? Comprendre ici n’est pas légitimer. Ça n’est pas « réviser » non plus. Et c’est encore moins une façon d’embrasser la facilité.

Cet espace de conversation, de questionnements aussi, il serait judicieux de ne pas l’éviter, car ce serait faire preuve d’hypocrisie par rapport à des étudiants qui sont intelligents, soucieux de bien faire et minutieux même s’ils peuvent exprimer parfois des maladresses. Pendant les derniers jours post   attentats de Paris, je n’ai pu m’empêcher de penser à ces « petits Français » qui avaient été arrêtés après le massacre à Charlie Hebdo en janvier et accusés d’apologie au terrorisme parce qu’ils n’avaient pas voulu respecter la minute de silence. Je n’ai pu m’empêcher non plus de penser à tous ces professeurs qui doivent, malgré une actualité internationale troublante et révoltante, maintenir leurs classes et leur ligne d’enseignement. Je pense à celles et ceux qui ont parfois peur du chahut, des désaccords ou bien des questions épineuses. Mais l’art de discuter en société ne devrait-il pas commencer dans nos classes ? L’art de ne pas sombrer dans les plus faciles réflexions, le complotisme ou encore les simplifications commence par la responsabilisation de nos étudiants. Savoir distinguer, jauger et entrer dans une conversation où les positions ne sont pas tracées, balisées et définitives.

Cette injonction, nous devrions-nous l’imposer tous en tant qu’enseignants, car l’école et l’université restent un des seuls espaces de discussion pour tous dans des sociétés où la polarisation cristallise et fige une concurrence des idées et des citoyens, notamment du point de vue identitaire. L’évitement de ces conversations peut créer plus de repli idéologique. C’est ce questionnement que l’étudiante m’a apporté ce matin-là avec une conviction que la discussion amènerait à plus de complexité.

L’actualité peut parfois nous décourager, nous déprimer et nous désespérer. Il n’en reste pas moins que la seule conviction à apporter dans un espace-temps comme la classe est une forme de résistance aux simplifications, malgré certaines émotions légitimes. Seules cette énergie et cette posture humble dans la conversation peuvent défier le désenchantement du monde. Ce monde que nous tentons d’expliquer à ces prochaines générations de citoyens. Et que nous tentons de comprendre encore et toujours.
http://www.ledevoir.com/societe/education/455865/le-prof-en-gardien-des-possibilites-de-penser/

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