Ville fantôme, ville éteinte, ville désertée. Bruxelles, aujourd’hui. Les tweets tombent les uns après les autres, comme un chapelet funèbre. A la manière de ces noms que le curé égrenait autrefois, à la Toussaint, pour désigner des hommes et femmes qui n’étaient plus dans la lumière, soustraits du monde. 9h, 10h, 11h, c’est la ville, rue après rue, commerce après commerce, commune après commune, salle de spectacle après salle de spectacle, qu’on éteint : « Etterbeek, fermeture du centre sportif. De la piscine ». « Pas de hockey » » « Saint Nicolas kan niet in Vilvoorde komen ». Un autre, deux secondes plus tard : « Le métro ne circule plus, le pré-métro non plus ». Et puis « Stockel, le cinéma est fermé, le marché est ouvert mais sous surveillance policière ». Et encore « Kinepolis, toutes les salles sont fermées » .

Des SMS s’infiltrent car la tête, affolée, passe d’écran à écran, GSM, PC, télé et puis la radio, au cas où. 11h53, message de Michel Kacenelebongen, directeur du Théâtre Le Public à Saint Josse : « Le public reste ouvert pour le moment, nous ne céderons pas aux injonctions des terroristes », avec ce rappel qui nous a fait rire quand la vie allait de soi, mais qui soudain nous transperce à l’idée que c’était « avant » : «A l’affiche, deux hommes tout nus ». Tout nus : dérisoire il y a une semaine, aujourd’hui acte de résistance et geste de courage. Autre SMS quelques minutes plus tard : « Sur les conseils et à l’insistance d’Yvan Mayeur, Filigranes ferme… Commercialement, je m’en fiche. Idéologiquement, je pleure », signé Marc Filipson, le patron de ce lieu qui ne ferme jamais. Jamais. Puis c’est un texto de Jan Goossens du KVS, dont la compagne et la petite fille sont à Bamako: « Tout annulé. Au KVS, Kaai, AB, Théâtre national ce soir… Première fois »

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Peu de mots pour dire une lourdeur insupportable, une résignation forcée, une tristesse infinie, une colère noire contre cette défaite qu’on nous impose. « On » ? Nous sommes soudain hantés par l’idée qu’ « ils » scrutent nos dérisoires trophées capitalistes et mécréants, pour éteindre ces derniers signes de vie, que par mégarde, provocation, résistance ou erreur, nous aurions laissé «allumés » en cet après-midi défunte. On les imagine jeunes, surexcités, obsédés par l’envie d’en finir avec « nous », sans savoir qu’ils suicident cette part d’humanité que nous ne pouvons retrouver qu’ensemble.

Nous devons reconnaître que cette vie, ces libertés et ces valeurs que nous revendiquons aujourd’hui, ces lumières de la ville, ces instants d’innocence dont nous pleurons la mise sous scellés forcée, nous les avons à notre façon aussi broyés, noyés dans la solitude et la folle course de nos vies décentrées. Quel choc mais quel face à face étourdissant et bouleversant que de ressentir soudain, au fond de nos caves d’un jour, la perte de ce dont nous avions cru pouvoir nous passer. De réaliser que nous avions perdu le bonheur de les « posséder ».

14h45, SMS du cinéaste Joachim Lafosse : « Quelle défaite, la peur est là. Ils sont en train de gagner. La réponse est pathétique. La seule réponse est d’aller au cinéma, au théâtre, au concert. Je pense beaucoup à Camus et à sa révolte. »

Mais les tweets qui décrivent la vie, au dehors, ce samedi, sont impitoyables, car tirés eux aussi en rafale. Tam tam souterrain, seul moyen de communication désormais de tout un peuple terré chez lui, assommé, sidéré, et qui tweet après tweet, SMS après SMS, pleure. « Le Woluwe shopping center ferme » « La rue Neuve est déserte » « Le concert de Johnny annulé ». Celui d’André Rieu aussi bizarrement, car il se produisait quelque part en Flandre. Un transfert…

Entre les coups, les « nouvelles » finissent de nous achever. Pour ceux qui croyaient encore être dans un film, il est temps d’atterrir : des explosifs retrouvés à Molenbeek ; le Premier ministre évoque des hommes armés, plusieurs cibles, des attaques simultanées. Le ministre président bruxellois, Rudi Vervoort fait une communication : « Nous appelons la population bruxelloise au calme et à la sérénité ». On se croirait en 40 ! Les Bruxellois parlent au Bruxellois…La télé communique : « Soyez vigilants. C’est si on voit quelque chose qu’on appelle la police ». L’armée est devant le Delhaize, l’Aldi et le Lidl de Molenbeek. Azewee ! #menace, #brussels.

On en vient à envier ces étrangers qu’on voit au JT de 13h, à Zaventem, reprendre l’avion, pour rentrer chez eux, au Canada. Avant, c’était toujours nous, les gens qui quittaient des zones d’embrouilles, ou étaient rapatriés quand cela tournait mal en vacance. Très loin, c’était dangereux, mais Pentagone, Porte Louise, Chaussée d’Ixelles, ça non, vraiment, ce n’était pas dans notre disque dur.

Et soudain on les aime, ces charcutiers et ces petites vieilles qu’on a croisés sur le marché – quand même, il faut manger ! – qui disent avec leurs mots, leurs accents multiples et leurs têtes de toutes les couleurs – des Bruxellois quoi – : « On a la peur en nous mais on va quand même pas arrêter nos vies! » On a envie de les embrasser, de les emmener à la maison. Promis, demain, ou lundi ou mardi, ou…, on fera aussi comme les Parisiens hier soir à 21h20 : on ira tous danser rue Neuve, au Bota, devant Bozar et le Woluwe Shopping center. On fera une farandole de la mort qui tue.

On sent confusément que ce ne sera pas si simple : on ne va pas s’en tirer comme ça . Politico tweete : « Pour rappel, aujourd’hui, la Belgique est un Etat en faillite ». Un bobo ex-molenbeekois envoie une lettre au monde : « Molenbeek broke my heart ».

Pas envie de vous laisser là-dessus. A 15h03, j’ai décidé de ne pas me pendre au fil Twitter, mais de me tatouer un de ces 140 caractères, avant d’aller boire un verre en ville : « Je ne veux pas vivre dans un monde où je ne peux pas aller au concert d’André Rieu ». Signé Darth Vador.

Je ne croyais pas que j’allais rire aujourd’hui.

15h53, nouveau SMS de Michel Kacenelenbogen : « Tristes et révoltés, nous avons pris la décision de suivre les directives de notre bourgmestre et de la police de Saint-Josse. Mais nous ne nous tairons pas. Dès mardi, le théâtre Le Public rouvrira ses portes, nous rallumerons les lumières et nous reprendrons la parole. »

Je ne ris déjà plus…