Deux chroniques de 2008, consacrées aux centres des pouvoirs culturels en France, à leurs organisation, leur planification et leurs réseaux.
« La pensée tiède » 1ere partie) 09 02 2008
Par Mohamed Bouhamidi
Le salon du livre de Turin est, peut-être, en train de donner une idée des controverses qui accompagneront le Salon du livre de Paris. Israël passe mal dans l’opinion publique, de plus en plus mal, alors qu’il aborde son soixantième anniversaire. Les évènements de Gaza ne vont pas améliorer son image.
Franchement, revenir d’Annapolis pour détruire tout espoir de règlement, autoriser de nouvelles constructions en Cisjordanie et mener à Gaza une guerre qui rappelle tout de la sauvagerie nazie dans le traitement du ghetto de Varsovie ! Le traitement de Gaza ne vous rappelle pas le traitement du ghetto de Varsovie ? Et pourtant la comparaison me hante ! Car, figurez-vous qu’en marge des informations soigneusement sélectionnées par la presse parisienne écrite, audio ou télévisée, pour ne rapporter que des dégâts «collatéraux» d’ados ou de mamans tués, vite justifiés par la nécessité de «l’exécution ciblée» des «activistes» qui se cachent au milieu de la population, la coupure de l’électricité a provoqué la panne des couveuses et la mort de dizaines de prématurés dans les hôpitaux. La presse parisienne qui nous prépare un procès en nazisme aurait dit quoi si les assassins des prématurés n’étaient pas les dirigeants israéliens ? Ces morts ont coïncidé avec une des cessions, une des réunions, du dialogue des civilisations qui devait se tenir au Caire le 20 janvier. Une Palestinienne arrivée de Gaza pour cette réunion parle avec colère et violence de ces prématurés dans le bus qui transportait les participants au lieu du congrès, le dimanche 20 janvier.
Dans le bus, un ancien ambassadeur français, désigné par Jacques Chirac pour représenter la France à ces différentes cessions du dialogue, tout fier d’avoir appartenu, sans sa jeunesse, à un Kibboutz. Il criera à la Palestinienne, devant tout le bus : «Shut up !» «Tais-toi !» Taistoi ! Tout le dialogue des cultures est là, dans ce «shut up !» Alors, je ne sais pourquoi, j’ai dérivé vers cette série diffusée par Arte il y a un peu plus d’un an et qui nous détaillait, photocopie des chèques à l’appui, comment la CIA a organisé la parole en Europe. Nous savions que l’agence américaine avait utilisé les anciens fascistes italiens, belges, allemands, etc. pour organiser des groupes secrets paramilitaires pour lutter contre les communistes. La CIA fera pour le monde de la science et de la culture ce qu’elle a fait pour le monde de la politique Arte, nous apprendra que dans les années 1970, la CIA a créé un groupe de la libre pensée qui a monté la revue Preuves pour promouvoir l’image de R. Aaron et contrer la haute figure de Sartre et de sa revue, Les Temps Modernes. Ils voudront contrer Rinascitala revue de la gauche italienne en créant une revue de droite qu’ils utiliseront pour construire un «dossier» de mœurs contre Néruda, le poète communiste chilien, pour compromettre ses chances d’obtenir le prix Nobel. Cet article sera repris par toute la presse européenne (cela ne vous rappelle rien à propos des caricatures danoises ?).
En Allemagne, E. Boll devait s’occuper des dissidents soviétiques et promouvoir la peinture formaliste contre la vogue et le succès de la peinture abstraite et entamer le crédit de Picasso. L’essentiel de cette démarche était de détruire la quasi-hégémonie de la gauche chez les intellectuels et les universitaires, de la rendre rédhibitoire et d’organiser une sorte de digue entre l’intelligentsia et les mouvements populaires. Et toute cette immense manipulation est passée aux yeux du grand public pour un grand moment de la pensée libre et autonome. Vous en retrouverez les éléments essentiels dans le livre de Dominique Lecour : Dissidence ou révolution. Alors je me demande s’il n’y a pas un enjeu derrière ces constructions autour du passé algérien et du présent israélien, ces campagnes médiatiques, cette substitution des figures. Je vous livrerai demain les lignes essentielles de La pensée tiède, un livre capital pour savoir si oui ou non, en France, le champ culturel et médiatique est l’objet et l’enjeu de manigances.
M. B.
« La pensée tiède » (2ème partie et fin) 10/02/2008
PAR MOHAMED BOUHAMIDI
10/02/2008
Vous pensez bien que tout au long de ces chroniques consacrées à l’énorme publicité autour du dernier roman de Sensal, je me suis interrogé sur l’unanimité médiatique parisienne. Excusez du peu : voilà un homme qui dit avoir fait œuvre de fiction tout en se donnant un point de départ réel, une hypothétique bourgade sétifienne puis qui brandit, et la presse parisienne avec lui, cette invention pour en faire la pièce à conviction, la preuve matérielle d’une accusation en nazisme.
Il faut le faire ! Je me suis demandé, évidemment, comment la supercherie d’un procès construit sur une œuvre romanesque pouvait échapper à la sagacité de ces grands journaux, par ailleurs grands pourvoyeurs de leçons à l’endroit de notre presse ? Bien sûr, quelque chose cloche dans cette affaire. Il était prévu de longue date que cette année l’Egypte serait l’invitée du Salon de Paris puis ce fut Israël au prétexte certainement que cela coïnciderait avec le soixantième anniversaire de sa création. Alors j’ai repris la lecture d’un livre, La pensée tiède de l’Anglais Perry Anderson paru aux éditions du Seuil, car j’avais souvenance qu’il y expliquait quelques dessous de la vie médiatique et intellectuelle française en général et parisienne en particulier. En réalité, il s’agit d’un essai à l’écriture fluide, digeste, au style limpide, à l’humour souterrain mais décapant. Il part d’un constat fait d’une sorte de déclin de la France et de sa culture et avant d’en chercher les racines.
On découvre avec lui que ce déclin s’amorce dans les années 1970 à partir de trois revues créées pour combattre l’aura de la gauche et du marxisme et conjurer les périls anticapitalistes de l’époque. Le livre est ahurissant. On découvre les accointances et les connivences entre les thèmes choisis, les intellectuels et «penseurs» à lancer comme des savonnettes, les hommes politiques et l’argent à partir d’un centre fédérateur et planificateur la sixième section de l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) et d’un grand coordonnateur en cheville avec les milieux de la finance et de la politique. Tout ce qui est donné à penser, à voir, à lire est organisé, planifié, dans une grille implacable avec des ramifications et des réseaux quand dans les apparences ce maillage de la pensée et cet embrigadement des consciences ne semblent répondre qu’à des considérations désintéressées. A tous les coups, cette planification de la «bataille idéologue» poursuivait des buts politiques immédiats et consolidait des perspectives à moyen terme. Pas de doute après avoir relu le livre. Il est quasiment impossible que ces histoires, apparemment séparées, de dévalorisation de notre guerre de libération soient spontanées ou en tout cas que leur utilisation soit fortuite. Reste à savoir pourquoi et dans quels buts car il me semble bien, sur la base de ma simple intuition, qu’il ne s’agit pas de solder des comptes coloniaux à notre détriment mais de préparer une sorte de pacte néocolonial en y enrôlant de nouvelles forces que la déception née des résultats de l’indépendance rendrait plus sensibles aux sirènes du néocolonialisme.
M. B.
Sources de cet article dans l’ordre :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/02/09/article.php?sid=64248&cid=3
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/02/10/article.php?sid=64292&cid=3