Francis Jeanson, frère de combat et frère dans nos souffrances Il est mort le 1er août 2009 au début de la nuit

Publié dans La Tribune le 03 – 08 – 2009

Par Mohamed Bouhamidi

Né en 1922, Francis Jeanson connaîtra très peu son père après le divorce qui sépara ses parents. Trait commun avec Sartre dont il partagera les idées et les idéaux, il sera élevé par sa mère et ses grands-parents à Bordeaux. Une tuberculose précoce l’empêchera de suivre les voies habituellement ouvertes aux jeunes de sa génération. Il ne pourra prétendre à aucune des grandes formations d’Etat ni même plus tard à l’agrégation, à cause de sa maladie, comme si le destin lui roulait les dés d’une vie autre, différente, à part, avant qu’elle ne s’affirme hors du commun.

Il passe une enfance et une adolescence tranquilles, studieuses mais tôt marquées par l’indifférence à la vie religieuse de sa mère et de sa grand-mère. Sa famille ne professe aucune idéologie politique particulière qui l’aurait préparé à ses futurs engagements. Etudiant, il développera un goût marqué pour Kant tout en menant une sorte de vie insouciante avec quelques amis et ne prenant que quelques petits boulots d’instituteur remplaçant dans la campagne environnante. La guerre le surprendra à Bordeaux par où passait la ligne de démarcation. Il ne prêtera pas à l’occupation une grande attention. En 1939, il a tout juste dix-sept ans, mais il est rattrapé par la guerre et le STO (service du travail obligatoire) en 1943 à l’âge de vingt et an. Il décide de rejoindre les (Forces françaises libres) du général de Gaulle en s’évadant par l’Espagne. C’est ainsi qu’on désignait les Français qui quittaient le territoire national : des évadés qui ne trouveront d’ailleurs une reconnaissance officielle assimilée à celle de résistant que bien plus tard. Arrêté en Espagne, il vivra l’enfer d’un premier camp puis sera orienté vers un deuxième au régime un peu moins dur. Il en sortira pour rejoindre des troupes françaises au Maroc…. celle du général Giraud ! Il déploiera des ruses de sioux pour pouvoir se retrouver dans les troupes du général de Gaulle avec lesquelles il embarquera pour la France.

L’occupation nazie avait profondément bouleversé la France sur le plan intellectuel. A côté du Parti communiste, qui avait mené l’essentiel de la résistance intérieure, se développeront d’autres approches autour des questions de domination et de libération. La guerre de libération en Indochine, les massacres d’Algérie et de Madagascar, la tuerie du camp de Traoré (camp de tirailleurs) au Sénégal, la question ouvrière, la guerre froide et la lutte pour la paix ne laisseront plus indifférents. Autour des revues les Temps Modernes de Jean-Paul Sartre et Esprit d’E. Mounier, mais aussi autour d’une presse catholique de gauche et des prêtres ouvriers se cristallisent les débats. Jeanson collaborera avec les Temps Modernes, rarement avec Esprit, et ses écrits lui permettent de vivoter. Il trouvera finalement un emploi plus stable aux éditions du Seuil qui tiennent à s’ouvrir à la littérature naissante des peuples coloniaux. Ces éditions vont publier, entre autres, Mohamed Dib en 1952. Il se lie profondément à Sartre dont il partage l’existentialisme et les analyses sur les questions de la liberté. En 1952, il rencontre Frantz Fanon pour parler du manuscrit de Peau noire masques blancs. Entre les deux hommes cela a failli mal tourner. Jeanson juge que le manuscrit «n’est pas mal». Fanon comprend comme un sous-entendu : «Ce n’est pas mal pour un Noir». Fanon a le sang chaud et Jeanson ne se laisse pas marcher sur les pieds. Le malentendu levé, les deux hommes deviendront amis. L’année 1952, Jeanson répond aux thèses de Camus sur l’absurde de ces révolutions qui débouchent sur la mort des libertés. L’histoire est ainsi tordue que des intellectuels algériens s’échinent à honorer Camus comme un des leurs en ignorant tout des écrits de Jeanson.

Il retourne en Algérie où il redécouvre le racisme gluant des pieds-noirs et la condition insoutenable des Algériens. Il sera marqué par les paroles d’un maire pied-noir de Sétif lui montrant un monticule de chaux en disant : «On les a eus. Un pour mille.» En 1955, il revient en Algérie avec sa femme Colette. Les Chaulet les aideront à rassembler les faits et les impressions. Je crois qu’ils leur ont montré aussi l’immonde bidonville qui se trouvait à la place actuelle de la salle Harcha. Francis et Colette Jeanson écriront après ce voyage L’Algérie hors la loi. Ils y prennent parti. Pour la révolution et pour le peuple algérien. Ce n’était pas habituel mais Le Seuil accepte de le publier. Il fera polémique malgré une conspiration du silence. Ils publieront par la suite Notre guerre en 1960 et la Révolution algérienne, problèmes et perspectives, en 1962. Ses contacts se multiplient avec les responsables de la Fédération de France : Louanchi, Boudaoud, Haroun. Ils déboucheront en octobre 1957 sur la création du réseau de porteurs de valises qui avait pour mission le transport des personnes et de l’argent, la fabrication de fausses pièces d’identité, l’hébergement des responsables ou des réunions, etc.

Le procès Jeanson, en septembre 1960, fera date. Sartre y témoigne en lançant son fameux : «Je suis un porteur de valises.» Grâce à Jeanson et aux artistes, intellectuels, militants, prêtres qui en feront partie, le réseau des porteurs de valises allégera les charges qui pesaient sur la Fédération de France. Leur mérite ne s’arrêta pas là.

Que ceux qui ont porté cette révolution dans leur chair et dans leur cœur réservent à Jeanson et à ses compagnons la place du souvenir vivant et de la reconnaissance profonde du cœur.