Libye : « Il n’est pas impossible que le pays en tant qu’entité politique ne puisse pas survivre »

La Libye est en proie aux violences des milices armées depuis 2011, comme ici à Tripoli en septembre 2018.

La Libye est en proie aux violences des milices armées depuis 2011, comme ici à Tripoli en septembre 2018.
AP/Mohamed Ben Khalifa

L’Union africaine organise une réunion ce dimanche 7 juillet à Niamey sur la situation humanitaire et sécuritaire en Libye. Le 5 juillet dernier, le Conseil de sécurité de l’ONU appelait à un « cessez-le feu urgent ». Le pays est en proie au chaos politique depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011. Une issue politique au conflit est-elle possible ? Analyse.

C’est un désastre humanitaire. Depuis le 4 avril 2019, les troupes du maréchal Haftar, l’homme fort de l’Est libyen, sont engagées dans une offensive militaire pour s’emparer de Tripoli où siège le Gouvernement d’Union nationale ( le GNA). Les combats au sol et les raids aériens dans la bataille de Tripoli ont poussé, selon l’ONU, plus de 100.000 personnes à la fuite. Et d’après l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), plus de 1.000 personnes ont été tuées et près de 5.000 blessées dans les violences aux portes de la capitale libyenne en trois mois.

L’attaque aérienne du 2 juillet sur un centre de détention de migrants à Tajoura, une banlieue de Tripoli, a tué 53 personnes dont six enfants, selon l’ONU. Le GNA a accusé les forces du maréchal Khalifa Haftar de la frappe, mais celles-ci ont démenti. La communauté internationale peut-elle aider le pays à résoudre cette crise humanitaire et politique ? Éléments de réponse avec Brahim Oumansour, chercheur à l’IRIS, l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques.

Brahim Oumansour est chercheur associé à l'IRIS

Brahim Oumansour est chercheur associé à l’IRIS
IRIS

TV5MONDE : Où en est la situation politique et militaire en Libye ?
Brahim Oumansour : Le maréchal Khalifa Haftar, qui contrôle actuellement l’est du pays, pensait s’emparer de Tripoli au cours d’une guerre éclair de quelques jours, et faire ainsi tomber le gouvernement de Tripoli reconnu par l’ONU. Son offensive lancée il y a trois mois s’est enrayée et il vient de subir un revers militaire dans la ville de Gharyan, à 100 kilomètres au sud-ouest de Tripoli, qu’il a dû abandonner. Cette contre-offensive des forces du GNA est un coup d’arrêt pour l’homme fort de l’Est du pays qui espérait réunir le pays sous sa botte. À l’image de Mouammar Kadhafi.

L’échec devant Tripoli des forces de Khalifa Haftar peut-il relancer un processus de négociations entre les deux parties, puisqu’aucune résolution militaire du conflit ne semble possible pour l’instant ?

Je ne crois pas. Nous assistons plutôt à une escalade militaire malgré l’échec des offensives de Haftar. Les forces de l’homme fort de la Libye s’en sont prises à des pétroliers turcs au large de la Libye car la Turquie soutient le GNA. La désescalade est pour le moment impossible car le pays est en effet le théâtre d’un conflit indirect, qui le dépasse, entre les puissances régionales proches des Frères musulmans et celles qui y sont opposées.

La Turquie et le Qatar soutiennent le GNA de Tripoli en livrant des armes notamment. Khalifa Haftar est soutenu par les Emirats arabes unis, ennemis du Qatar, et par l’Egypte du maréchal Sissi allergique aux Frères musulmans. La fracture idéologique est cependant de fait moins nette entre les deux parties en présence. Le GNA est soutenu par des milices islamistes. Le maréchal Haftar est bien loin de représenter un camp laïc : son armée est épaulée par des milices salafistes.

Le maréchal Khalifa Haftar contrôle l'est du pays.

Le maréchal Khalifa Haftar contrôle l’est du pays.
AP/ Ivan Sekretarev

 

 

 

Quel rôle jouent les puissances occidentales dans ce conflit ?
La France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont soutenu sans réserve le maréchal Haftar. Ce dernier s’est représenté comme l’homme capable enfin d’unir le pays, en proie au chaos depuis la chute de Mouammar Kadhafi. La France a cru notamment que Khalifa Haftar serait capable de lutter contre les groupes djihadistes et que surtout, il serait capable de créer un état unificateur avec une armée forte susceptible de contrôler les flux migratoires vers l’Europe.

Depuis le début de l’offensive, le militaire [Haftar] est perçu comme étant un élément perturbateur dans le pays, bien plus qu’une force stabilisatrice et unificatrice.

Brahim Oumansour, chercheur à l’IRIS

La Libye est une porte d’entrée vers le Sahel. Et le pays est riche en gaz et en pétrole.  C’est pour cela que les Européens et les Américains se sont rapprochés de l’homme fort de l’Est du pays. La France et les autres pays européens ont commencé à prendre leurs distances avec le maréchal. Depuis le début de l’offensive, le militaire est perçu comme étant un élément perturbateur dans le pays, bien plus qu’une force stabilisatrice et unificatrice.

La France tenait un discours ambigu. Elle ne cessait d’affirmer son respect du droit international (le GNA est le seul gouvernement libyen reconnu par l’ONU) tout en soutenant Khalifa Haftar. L’Amérique de Donald Trump continue de soutenir le maréchal. Washington a ainsi empêché l’adoption par le Conseil de sécurité de l’ONU d’une condamnation unanime sur l’attaque meurtrière  en Libye du camp de détention de migrants. Les forces de Haftar sont accusées d’être à l’origine du massacre.

L’Union africaine organise le 7 juillet un sommet extraordinaire à Niamey consacré à la situation en Libye. L’Union africaine peut-elle faire quelque chose ?
L’Union africaine n’a pas réellement de pouvoir de contrainte, tout comme l’ONU. Les états de l’Union africaine sont sans doute plus sensibles à ce qui se passe en Libye car beaucoup de leurs citoyens migrants sont victimes de ce chaos libyen. Mais les marges de manœuvres de l’Union africaine restent très minces.

L'attaque aérienne contre le centre de détention de Tejoura a tué 53 migrants dont six enfants, selon l'ONU.

L’attaque aérienne contre le centre de détention de Tejoura a tué 53 migrants dont six enfants, selon l’ONU.
© AP / Hazem Ahmed

Une issue au conflit est -elle cependant possible ?
Tant que des états étrangers, et notamment des puissances régionales, continueront de nourrir le conflit, d’armer et de financer le GNA ou le camp du maréchal Khalifa Haftar, il sera très compliqué de trouver une solution politique. Le niveau actuel de tensions entre ces puissances régionales, entre la Turquie, le Qatar d’un côté et, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis de l’autre,  interdit tout règlement proche de ce conflit.

La Libye en tant que nation peut-elle survivre à ce conflit ?
La Libye est une très jeune nation qui s’est surtout forgée et constituée sous Mouammar Kadhafi. Le pays est traversé par des forces centrifuges. La Cyrénaïque, autour de Benghazi, a toujours été réfractaire à l’autorité de Tripoli. C’est notamment depuis Benghazi que s’est constituée la contestation contre le pouvoir de Kadhafi. La structure tribale traverse la société libyenne et l’emporte sur la notion de nationalité, très récente dans le pays.  Si le conflit perdure avec cette division territoriale entre l’ouest et l’est du pays, il n’est pas impossible que la Libye en tant qu’entité politique ne puisse pas survivre.