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26 avril 2024

La Tunisie entre démocratie de la défiance et tentation populiste


Le fond de l’air est rouge. Et ce n’est pas seulement à cause de la faucheuse impitoyable du Covid19 ou de l’acrobatie périlleuse de l’article 80. Il y a quelque chose de pourri dans la démocratie du « printemps arabe » qui a ruiné tant de rêves de liberté, de redevabilité et de prospérité. Voilà une phrase que Shakespeare aurait pu écrire pour un Hamlet tunisien !

 

Coup d'état, révolution bis, ou simple manœuvre politique, ce 25 Juillet 2021 est entré incontestablement dans l'Histoire... © Z © Z Coup d’état, révolution bis, ou simple manœuvre politique, ce 25 Juillet 2021 est entré incontestablement dans l’Histoire… © Z © Z

La frayeur occasionnée par les rebonds de la pandémie n’est rien comparée à l’énergie intempestive de ce 25 juillet qui est venue secouer l’establishment déliquescent. Mais n’est-il pas dans la logique même de l’énergie cinétique que « lorsqu’ une force vive est contenue dans un corps, celui-ci peut la transmettre à un autre objet, lors d’un choc pour le mettre en mouvement ». Et c’est Mr Leibniz, mathématicien et philosophe du baroque, qui nous le dit.

Ainsi de ces forces vives de la jeunesse qui ne veulent rien lâcher. A les entendre évoquer leur « avenir confisquée », leur « dégoût des politiques », ou encore la conquête des « droits sociaux », « l’urgence climatique » et le « déclin de l’ordre impérialiste », on a comme l’impression que cette génération-là est « un nouveau peuple » qui veut bâtir un « pays neuf » et une « nouvelle terre ».

Ainsi parla la « mauvaise génération », celle qui ne se sent pas dans son élément, qui multiplie les manifestations, malgré la répression, et qui exige des compter de ces gouvernants « irresponsable ». C’est la « génération Z », celle qui demande à ne pas « voir l’expérience Tunisienne avec les lunettes du vieux monde ».

Rym Haddad, une jeune dilettante qui se définit comme « bricoleuse philosophe », s’exprime sur cette journée du 25 juillet, sur sa page facebook. Extraits.

« Est-ce que la démocratie tunisienne ressemblera aux démocraties occidentales essoufflés ou aux dictatures arabes ? Non, pour la simple raison qu’elle est née dans un contexte récent qui inclut la technologie, une situation géopolitique et environnementale à risque et d’autres changements énormes.

Avons-nous accepté l’inacceptable par désespoir?

Sans la carte blanche qui lui a été donné par le peuple, Kais Saied n’aurait pas appliqué l’article 80, sans la liberté de la presse, Kais Saied n’aurait pas pu appliquer l’article 80, sans le collectif de défense de Belaid et Brahmi, Saied n’aurait pas pu appliquer l’article 80, sans les groupes féministes qui ont dénoncé, jour après jour, le sexisme dont sont victimes les citoyennes, mais aussi des élues, Saied n’aurait pas appliquer l’article 80. Des milliers de dominos sont tombés les uns après les autres jusqu’à faire tomber l’assemblée…

Kais Saied a interprété l’article 80 comme la majorité des Tunisiens le lirait, c’est à dire avec l’intention d’y trouver une faille salutaire. Les Tunisiens ont exercé leur pouvoir à travers un président élu à 70%.

Cette rupture qui fait peur à certains parce qu’elle engendre le vide, pourrait être le point de départ d’une redéfinition complète de la légitimité, du peuple et de l’exercice du pouvoir démocratique. Je conçois que cela soit un risque.

Mais pour avoir suivi les discours de Saied, je sais qu’il pense que le peuple sait ce qu’il veut, et que c’est à lui qu’il revient, pas seulement de valider les décisions, mais aussi de les fabriquer et de les protéger. Saied n’est qu’un chapitre, nous le savons, et il n’est rien sans la responsabilité qui lui fut confié par une majorité écrasante. Ce qui est sûr est que nous allons vers un inconnu qui dépendra maintenant du peuple tunisien. La responsabilité est à la hauteur du soulagement ».

Pays réel, pays légal

N’est-il pas permis de voir dans cette jeunesse, la figure du « peuple-juge », telle que théorisée par Pierre Rosanvallon*, dont le rôle consiste à demander des comptes aux gouvernants. « Le peuple-juge » venant compléter la triade qui compose « l’univers contre-démocratique », à côté des « pouvoirs de surveillance » et des « pouvoirs de sanction ». La « contre-démocratie » ou « démocratie de la défiance » étant, elle-même, selon l’historien, l’une des trois composantes de la démocratie représentative. A noter que « la contre-démocratie » n’est pas le contraire de la démocratie, mais « plutôt la forme de démocratie qui contrarie l’autre, la démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social, la démocratie de la défiance organisée face à la démocratie de la légitimité électorale ».

Autrement, quand la mécanique de la démocratie représentative déraille, la confiance fait place à la défiance. Cette dernière se scinde en deux courants : l’organisation de la défiance libérale, qui est de caractère institutionnel, puis de manière non institutionnelle grâce à l’organisation d’une défiance démocratique incarnée par un contre-pouvoir social informel.

Il nous paraît utile de soumettre l’expérience tunisienne, aussi courte soit-elle, à la réflexion du sociologue sur les évolutions de la légitimité en démocratie et les contre-pouvoirs. On voit d’emblée que les figures institutionnelles du spectre contre-démocratique ont été neutralisées. En l’occurrence, les instances constitutionnelles et la société civile. L’exemple des entraves juridiques et politiques qui ont compliqué la mission d’une instance de régulation comme la HAICA est édifiant. Ou encore les bâtons dans les roues de l’ONG « Al Bawsala » qui sert de boussole au citoyen pour naviguer dans les remous de l’Assemblée des Représentants du Peuple.

Comme quoi, lorsque des mots comme démocratie, droits de l’homme, société civile et gouvernance sont juste là pour épater la galerie, il faut vite ouvrir le dictionnaire orwellien.  C’est à se demander si la dérive de la transition tunisienne n’est pas une « démocratisation inachevée » voire une survivance de l’ordre autoritaire. C’est « une révolution inachevée », dira-t-on du côté de « L’union des forces de la jeunesse ».

Faut-il rappeler, à l’origine de la révolution, fut la conquête des droits sociaux, pour les uns, les droits et libertés individuelle, pour les autres. Mais déjà, au départ de l’aventure démocratique, il y eut une équivoque : un système de pouvoir bicéphale qui augurait des blocages à venir. La lutte annoncée entre projets de société opposés, se jouant entre le parti islamiste Ennahdha et les autres partis conservateurs, centristes et de gauche, remodelés ensuite au gré des alliances, allait sombrer dans une fatale polarisation islamiste/laïque.

Ce leitmotiv continue à être brandi, aujourd’hui, comme si l’idéologie pouvait se manger. A contre-courant, Kais Saied récite, lui, sa xylolalie préférée : « La Constitution a été mangée par le baudet » !

Justement la traduction de la Constitution en actes de loi a été renvoyée aux calendes grecques. Empêchée par des calculs partisans, la Cour constitutionnelle ne sera pas votée. Les lois anti-corruption ne seront pas promulguées. L’horrible code pénal ne sera pas abrogé. A la place, faux débats et vrais spectacles qui exaspèrent l’arène parlementaire, pendant que dans la rue, des citoyens se confrontent à la répression policière, la torture, les procès lapidaires contre les libertés et autres dénis de justice.

Résultat des courses, la mise en échec de l’ordre juridique lui-même.

D’un conflit l’autre, il a été décidé de tenir un « dialogue national » qui accoucha d’un consensus mortel pour la démocratie. Le compromis virant à la compromission, les partenaires politiques ont préféré sacrifier l’action concrète pour une paix sociale trompeuse. Mais la carte postale de «l’exception tunisienne », seule démocratie repêchée d’un « printemps arabe » avortée, devait tenir à tout prix. Le « Quartet du dialogue national » obtiendra même le prix Nobel de la paix. Et n’oublions pas, dans la foulée, l’épisode éphémère de la « Tunisie start-up démocratie » promue auprès de l’Occident par un gouvernement technocrate.

Fallait-il s’attendre à autre chose qu’un parlement-refuge du crime impuni et des récidivistes? Corruption, conflit d’intérêt, évasion fiscale, harcèlement sexuel, abus de pouvoir, détérioration de biens publics, la liste des turpitudes s’allonge à l’infini.

L’arrivée de la pandémie du Covid19 va consommer la rupture entre le pays légal et le pays réel, entre gouvernants et citoyens. Tous les déficits se sont mis au rouge y compris celui de la confiance qui a viré à la méfiance. Pour couronner le tout, quelques jours avant leur gel, les élus votaient, en catimini, la loi d’amnistie fiscale et pénale, déguisé en loi de relance de l’économie, celle-là même qui fut rejetée à plusieurs reprises sous la pression populaire.

Le peuple-spectateur ne pouvait qu’espérer un Deus ex machina. Ahmed Hafnaoui décrocha une médaille d’or olympique à Tokyo et Kais Saied appliqua l’article 80 à Tunis.

Le pouvoir constituant de Kais Saied

Selon des analystes « bien informés », le président pourrait opter pour l’organisation d’un referendum sur le régime politique et la loi électorale. Soulagement. Mais le mystère reste entier, car le plan de Saied est encore flou, surtout qu’il n’a toujours pas nommé de Premier ministre et qu’il ne veut pas parler avec les journalistes, sauf exception. En attendant, sa démarche populiste exaspère les uns, pendant que son côté RoboCop, comme l’aime à le surnommer les Tunisiens, continue à exalter les autres.

On s’exalte lorsqu’il utilise son super pouvoir pour obliger les corrompus à « rendre l’argent du peuple ». On se croirait dans un « serious game ». D’abord, il y a ces » 460 hommes d’affaires corrompus » qui sont condamnés à des travaux d’Hercule. Ensuite l’imbroglio démêlé du phosphate, impliquant un élu, qui pourrissait la vie des habitants du bassin minier de Gafsa, berceau de la révolution tunisienne. Et devinez comment il va « alléger les charges du citoyen » dans ce contexte difficile d’une manière simple et rapide ? En demandant aux secteurs auxquels la crise a profité, banques, grandes surfaces et pharmacies, de baisser les prix. Le président a même demandé à ses interlocuteurs, sans plaisanter, s’il était possible de trouver un remède à cette gangrène qu’est la corruption!

Saied aurait-il lu « Un capitalisme de la catastrophe » de Naomi Klein?

Cela nous rappelle qu’en mars 2020, avant même que les vaccins arrivent sur le marché, la société Telnet disait « soutenir l’effort national de lutte contre le virus, en livrant au ministère de la Santé un certain nombre d’équipements et de drones ». Aux dernières nouvelles, la police avait utilisé les drones pour le flicage des manifestants.

Au moment où l’affaire Pegasus fait scandale, il est utile de rappeler que la crise sanitaire a totalement estompé la question de la surveillance. Après les révélations de Wikileaks et l’affaire Amesys, la vigilance des défenseurs de la liberté de l’internet tunisien s’est mise en veilleuse. Idem concernant les inquiétudes suscités par le cadre équivoque de l’Agence Technique de Télécommunication, dès sa mise en place par le ministère des TIC. Mais voilà que le président Saied révèle en direct que le ministre de tutelle avait mis les citoyens sur écoute, sans plus de détails.

Il ne vient sans doute pas à l’esprit du président d’impliquer la presse, enfin ce qui en reste, dans cette investigation géante sur la corruption, étant donné qu’il fait, là, figure, de lanceur d’alerte en chef. Au vu de la déferlante de désinformation, d’intox et de propagande qui s’est abattu sur ce post-25 juillet, reconsidérer les enjeux de l’information et de liberté d’expression n’aurait pas été de refus.

Exemple des deux députés convoqués pour diffamation. L’accusation a soulevé un tollé et relancé le débat sur une législation pénale répressive, vis-à-vis de toute conduite jugée répréhensible par les fonctionnaires de l’Etat, la dénonciation de la corruption et des abus de pouvoir inclus. Une raison supplémentaire pour les médias étrangers de continuer à affoler leurs lecteurs avec des scénarios apocalyptiques voire rocambolesques sur l’avenir de la Tunisie.

En revanche, la drôle d’aventure des envoyés spéciaux du New York Times avec le président est une véritable parabole.

La veille, les deux journalistes étaient interrogés, pendant deux heures par la police, parce qu’ils faisaient un reportage dans un quartier populaire, sans autorisation officielle. Que l’état d’exception justifiât ce contrôle, on peut tout aussi bien conjecturer que les réflexes autoritaires ne vont pas disparaitre de sitôt.

Pour dissiper le malentendu, le président a tenu à rencontrer les deux journalistes, non pas pour leur « accorder une interview », leur dit-il, mais pour les rassurer sur ses intentions et leur liberté.

La scène est pour le moins déroutante. Déjà que la communication de Kais Saied défie toutes les règles élémentaires du protocole habituel.

« Bienvenue au pays des droits de l’homme, bienvenue au pays de la constitution ! », lance-t-il en accueillant ses visiteurs.

L’entrée en matière sonne comme la tirade de Morpheus dans un Matrix sans oracle. Mais Saied tente d’être plus rassurant. « Ce n’est pas à mon âge que je vais commencer une carrière de dictateur », dit-il reprenant les mots de De Gaulle. Dans un tweet, le journaliste Mathieu Galtier plaisanta :« les adversaires de Kais Saied auront tout le loisir de ressortir le « coup d’Etat permanent », pamphlet de Mitterrand sur la prise de pouvoir de Gaulle en 1958 ».

Le professeur de sciences juridiques déroule son érudition. Il évoque Tocqueville, faisant, sans doute, allusion à son livre « La démocratie en Amérique » où il analyse la démocratie représentative républicaine et ses formes particulières dans le pays de Lincoln. Ensuite, exposé sur l’histoire de la Constitution américaine, avec carte géographique à l’appui, face aux deux américains médusés.

Au delà de ce que relatera la presse étrangère à propos de cet intermède très saidien, on se demande si ceci n’explique pas cela. Autrement, si en montrant sa passion pour les bouleversements politiques de l’histoire, par le biais du droit, Saied n’aspirait pas, lui aussi, à faire jurisprudence et à marquer son époque. N’oublions pas que l’autre xylolalie préférée du président est « sa responsabilité devant Dieu, devant l’Histoire et devant le Peuple ».

Un décodage s’impose.

Il est bien évident que pour le juriste qu’est Saied, les pouvoirs sont des fonctions et non des institutions.Il n’a cessé de l’expliquer tout au long de sa campagne présidentielle.  Ce qui est alors sous-entendu dans le cours d’histoire qu’il impose aux envoyés spéciaux, c’est que l’article 80 n’est que la brèche d’un plus grand dessein, le sien, qui reposerait sur une règle juridique au dessus de tout soupçon: « la loi supérieure ».

« La règle selon une loi supérieure est une déclaration qui exprime qu’aucune loi ne peut être appliquée par le gouvernement à moins qu’elle ne se conforme à certains principes universels (écrits ou non) d’équité, de moralité et de justice ». Par exemple, aux États-Unis, pendant la guerre de Sécession, pour justifier l’égalité en droits et libertés des anciens esclaves. Saied peut également en appeler au « pouvoir constituant », « un pouvoir né d’un vide ou d’une discontinuité constitutionnelle, à cause d’un coup d’Etat ou d’une Révolution ». Tel fut le cas en France, lors de la Révolution française.

Cependant, Tocqueville expose dans son livre, ce qu’il considère comme les possibles dérives liberticides de la passion de l’égalité chez les Hommes. Rosanvallon, de son côté, prévient que « les pratiques de défiance qui sont le ferment de la démocratisation de la société peuvent aussi produire de l’impolitique, sous sa forme extrême du populisme, qui mine le sens même du politique ». A moins que la promesse démocratique ne tienne la route.

*Pierre Rosanvallon, « La contre-démocratie – La politique à l’âge de la défiance », Seuil, 2006.

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