Maroc : qui s’enrichit avec le phosphate et qui reste pauvre ?
2 novembre 2013
2 novembre 2013
Dans son tout récent livre Chasseurs de matières premières, Raf Custers enquête sur ces multinationales qui s’enrichissent grâce aux ressources naturelles de pays qui restent pauvres. Son premier chapitre commence avec le Maroc : les pêcheurs de Sidi Ifni, sur la côte Atlantique, se font appauvrir par les bateaux – usines occidentaux qui épuisent le poisson. Une alternative possible en exploitant la ressource naturelle de la région, les mines de phosphate ? Hélas, non. Les pêcheurs ne peuvent sortir de la misère. A cause de l’élite autour du roi, à cause des multinationales, à cause de l’injustice Nord – Sud.
Notre agriculture, elle aussi, utilise des matières premières. Prenons les phosphates : sans eux, pas de céréales ni de bétail. Les mines de phosphate les plus riches se trouvent au Maroc et dans le Sahara occidental occupé. Pourtant, la terre et le désert y restent arides. Le Maroc ne vise pas son marché domestique, il cible le monde.
C’est en voiture que nous entamons notre exploration. Le dimanche 29 juin 2008, à Sète, sur la Côte d’Azur, nous prenons le ferry pour Tanger, dans le nord du Maroc. La traversée dure deux nuits et un jour. Sur les petits coussins de la cabine sont brodés des bateaux à vapeur. La petite piscine sur le pont grouille d’enfants, telles des anguilles dans un seau. Nous sommes partis avec une Corolla d’occasion, datant de 1995. Elle venait d’être remise en circulation par la gendarmerie belge. Quand j’ai aspiré l’intérieur, j’ai retrouvé sous la place du mort des billets provenant d’un cinéma de Bruges. Les inspecteurs allaient-ils au cinéma pendant leurs heures de service ? Quand nous sommes partis, le compteur indiquait 153.243 kilomètres. Une caisse à la technique toute simple, sans complexe ni sophistications électroniques. Pas d’air conditionné, et des vitres à descendre à la main, tout simplement. Pour profiter de la brise de mer, nous suivons les côtes marocaines. Le dimanche suivant, nous arrivons à Sidi Ifni, un petit port à environ 1.200 kilomètresau sud de Tanger. Nous décidons de nous y arrêter un peu plus longtemps. L’auto doit aller au garage, il faut remplacer le thermostat. Sinon, il risque de surchauffer d’ici peu dans la chaleur du Sahara occidental et de la Mauritanie. Le lendemain, quelqu’un nous accompagne, depuis l’hôtel Suerte Loca jusque chez un mécano. Je sors quelques banalités – « Il fait calme, comparé avec les plages du Nord ! » – mais l’histoire qu’on me sert en guise de réponse est tout sauf banale.
Le blocage
Exactement un mois plus tôt, le 7 juin, une révolte a été réprimée ici, à Sidi Ifni. Les protestations avaient débuté fin mai, quand la commune avait proposé d’engager du personnel. Il y avait eu huit offres d’emploi. Mais, le jour de la sélection, 985 candidats s’étaient présentés à la mairie. Sidi Ifni compte plus d’habitants au chômage qu’au travail. Le rassemblement face à la mairie était donc déjà toute une manifestation en soi. Quand les candidats refusés avaient été renvoyés chez eux, quelqu’un a crié : « Au port ! » Vraisemblablement c’était l’un des jeunes diplômés. Ces jeunes ont fait des études mais ne trouvent pas d’emploi. Ils se sont affiliés à un syndicat, l’Association des jeunes licenciés. Immédiatement, la foule s’est mise en mouvement. Au port, ils ont barré le long mur de l’embarcadère, bloquant ainsi nonante camions réfrigérants. Ceux-ci venaient d’être chargés de sardines fraîches et se tenaient prêts à partir pour le nord. Ce n’était pas la première fois que les gens d’Ifni menaient des actions. Ils savaient comment s’y prendre. Ce jour même, ils faisaient parvenir leurs revendications aux autorités provinciales, à Tiznit. Ils voulaient du travail dans leur propre région et exigeaient que les sardines fussent mises en boîte sur place au lieu de les acheminer vers les usines d’Agadir ou de les exporter vers l’Espagne.
Sidi Ifni est pressuré. La région se situe au bord du Maroc et les villes du centre en emportent la richesse. Et la situation n’a pas changé depuis l’époque coloniale. Longtemps, Sidi Ifni a été une enclave espagnole. Jusqu’en 1969, la ville a été soumise à l’administration coloniale espagnole. Autour de la Plaza Espana, quelques bâtiments de style Art déco mauresque sont demeurés intacts. Certains habitants de la ville pensent avec nostalgie à cette époque coloniale, quand cela se bousculait à l’aéroport et que le commerce était florissant, entre autres avec un autre territoire espagnol comme les îles Canaries. Le commerce tournait autour du poisson. L’Espagne n’avait investi à Sidi Ifni que pour en emporter facilement le poisson. L’administration coloniale avait fait construire deux tours colossales en béton à l’entrée du port, sur des socles qui s’enfonçaient à 150 mètres de profondeur en mer. Les tours étaient reliées à la terre ferme par un téléphérique. La tour la plus proche du littoral est toujours plus ou moins intacte. Au pied des tours, on déchargeait les marchandises espagnoles et elles étaient amenées à terre par le téléphérique. Le poisson de Sidi Ifni faisait le trajet inverse pour être chargé dans les navires espagnols et être exporté, naturellement.
La répression
Durant la révolte de Sidi Ifni, la fameuse élite marocaine a fait savoir clairement qu’elle entendait bien maintenir la situation telle quelle. Quand le blocage du port a commencé à traîner en longueur, les acheteurs ont calculé combien cette plaisanterie allait leur coûter. Ils ont fait intervenir leurs relations. Qui ont décidé d’infliger une bonne leçon à Sidi Ifni.
L’un des dirigeants qu’on m’a signalés me fait savoir qu’il voudrait me rencontrer. Nous parlons sans être vus sur le toit d’une maison, à la belle étoile. L’homme est membre du « secrétariat », un groupe de syndicalistes et de militants de gauche fondé en 2005 lors de précédentes protestations en faveur de l’emploi. Le « secrétariat » a continué de se réunir dans la clandestinité. Il a rédigé un cahier de revendications. Demandant entre autres que le port et l’hôpital de Sidi Ifni soient modernisés, que la route côtière vers Tan-Tan soit élargie afin de faciliter un trafic routier plus abondant, que l’on sorte Ifni de son isolement et, par-dessus tout, que l’on crée des emplois pour les jeunes. Mais le gouvernement de Rabat et l’administration provinciale ne les écoutent pas. Au contraire, ils traficotent autour de l’avenir de Sidi Ifini. L’homme du « secrétariat » sait que la municipalité avait prévu des terrains pour des conserveries. Mais quelques politiciens et hommes d’affaires ont vendu ces terrains en sous-main à des amis politiques, « pour 1,5 dirham le mètre carré », une broutille.
Combien d’endroits n’y a-t-il pas qui sont pareils à Sidi Ifni ? Les gens d’ici sont entrés en résistance afin de profiter un peu plus eux-mêmes des matières premières locales. Ils veulent mettre le poisson en valeur à leur propre avantage et récupérer au moins une partie de ce qu’il rapporte. Mais l’économie et la politique ne fonctionnent pas de cette façon. Si le peuple ne frappe pas sur la table, il n’aura pas grand-chose à dire.
La bande transporteuse
Le Maroc est pauvre, comparé au noyau riche de l’Europe occidentale. Mais, en réalité, le pays n’est pas démuni. Il possède un long littoral et de riches zones de pêche. Il a également des minerais, dans son sous-sol. Les mines sont éloignées du monde habité. Mais, avec leurs bandes transporteuses, elles arrivent à la mer. Quand on traverse le Maroc du nord au sud, on se croirait sur la route des monuments de l’industrie d’exportation. Partout, on a construit des installations onéreuses qui n’ont qu’une seule fonction : exporter les richesses locales, en exporter le plus possible et sans en faire quoi que ce soit de tangible sur place.
Le Maroc occupe le Sahara occidental depuis des décennies et administre le pays comme une province du Grand Maroc. La frontière entre le Maroc et le Sahara occidental a été effacée, jusque sur les cartes terrestres marocaines. Le Sahara occidental lui aussi était une colonie espagnole, dans le temps. Aujourd’hui, le pays est incorporé à l’économie marocaine. Parmi les Sahraouis, les habitants d’origine, beaucoup se sont réfugiés dans des camps en Algérie. Ceux qui sont restés n’osent pas parler ouvertement. La police marocaine fait le guet partout. Près du port de Dakhla, nous nous entretenons sans être vus avec un Sahraoui. Nous n’existons plus, dit-il, tout devient marocain. Les Sahraouis qui travaillaient à Boukraa, dans la mine de phosphate, ont été remplacés en grande partie par des colons marocains. Pour attirer ces colons, le Maroc maintient le carburant à un prix ridiculement bas et on a construit des villages qui ne manquent pas d’attrait. Mais les villages se trouvent en plein désert de pierrailles et restent vides.
Le nom de la ville de Laayoun a été modifié en El Aâyoun par les autorités marocaines. Ici, des garnisons ont toujours été casernées pour veiller sur l’arrière-pays. Si on s’approche de Laayoun en venant du nord, on passe devant la caserne de la légion étrangère espagnole. Mais les légionnaires espagnols ont été remplacés par des militaires marocains. Il en fourmille partout, dans les rues de Laayoun.
La colonie du phosphate
Les veines de minerai de Boukraa ont été découvertes dans les années 1950, quand le Sahara occidental était encore une colonie espagnole. Dans les années 1970, en Espagne, la dictature du général Franco s’écroulait, mais le Sahara espagnol n’en est pas devenu indépendant pour autant. Le Maroc et la Mauritanie, ses voisins du nord et du sud, se sont d’abord partagé le pays. Ensuite, le Maroc a chassé également les troupes mauritaniennes faisant main basse sur tout le pays. Le Maroc n’entendait le céder à aucun prix. Car, en 1974, en raison des zones de pêche au large des côtes et des réserves de phosphate du sous-sol, la Banque mondiale avait décrit le Sahara occidental comme le territoire le plus riche de l’Afrique du Nord-Ouest (le Maghreb). L’ancien et le nouveau colonisateur, l’Espagne et la Maroc, signaient d’ailleurs un accord à ce propos. L’Espagne restait copropriétaire des mines de phosphate du Sahara occidental. Ce fut le cas jusqu’en 2002, lorsque Boukraa devint entièrement propriété marocaine.
N.B. L’auteur examine ensuite “le dédale de la monarchie”, les familles riches qui contrôlent le phosphate, et les difficultés affrontées sur le marché mondial
[ii] Les réserves de phosphate du Maroc et du Sahara occidental sont de 50 milliards de tonnes pour des réserves mondiales totales de 65 milliards de tonnes. « Phosphate rock », dans U.S. Geological Survey, janvier 2011, pp. 118-119.
[iii] Paridaens, J., Vanmarcke, H., Inventarisatie en karakterisatie van verhoogde concentraties aan natuurlijke radionucliden van industriële oorsprong in Vlaanderen (Inventaire et caractéristiques des concentrations accrues de radionucléides naturels d’origine industrielle en Flandre), Departement Stralingsbeschermingsonderzoek Studiecentrum voor Kernenergie (SCK), étude menée pour le compte de la Société environnementale flamande, MIRA, MIRA/2001/01, juin 2001, 46 p.
[iv] Willems, R., « Prayon Rupel. Bedenkingen bij een (fosfor)zuur dossier » (Prayon Rupel. Réflexions sur un dossier acide (phosphorique) », dans Markant, 19 juin 1992, pp. 8-9.
[v] Voir par exemple le Rapport Annuel 2009, Groupe OCP, pp. 41-48.